Le berger et son fidèle chien "Aboie Qu'Il Mord" observaient à distance le troupeau de moutons qu'ils paissaient dans la baie du Pré Salé. Tandis que l'un se demandait quoi faire avec la laine invendable ou combien il devrait en envoyer à l'abattoir à la fin de l'été, l'autre, en mouvant la queue chaque fois que son maître lui caressait la tête, veillait à ce qu'aucune brebis ne sortait du cercle imaginaire qu'il avait déterminé entre aboiement et aboiement, en courant après celle qui osait sortir du troupeau pour aller plus loin, où l'herbe semblait plus salée, plus tendre.
Personne ne s’étonnait de les voir soumises, incapables même de bêler, tant elles étaient habituées à manger la tête basse, à avancer la tête basse, à vivre avec la tête basse, sans même avoir l'intention de lever le regard vers la lumière magnifique, prévenante du haut. La luminosité qui traverse les nuages et qui se reflète dans le miroir de la mer, en transformant la baie en lieu où, l'Homme qui Rêve, s'étend sur le sable et regarde les images qui se convertissent en histoires sans fin, des formes fantastiques, des dessins qui rappellent les visages de personnes qu'un jour on a aimé.
Ce qui était étrange c’était de constater qu'ils étaient incapables de voir vers le haut, au front, plus loin, où peut-être l'herbe était encore plus tendre, plus délicieuse. Non. Le chien "Aboie Qu'Il Mord" ne leur permettait pas de regarder le ciel. Au final, ils étaient heureux tels quels, avec la tête basse, mangeant en silence, incapables de recevoir ou de donner aucune caresse.
Ils avaient même oublié de bêler.
Mais un jour, l'un s'est fatigué de manger en fixant les yeux vers le sol et décida de se rebeller. Un matin, il essaya d'imiter le son d'une diane, celle qu'il écoutait au loin aux aurores, il s’y reprit à plusieurs fois, dans l’espoir d’éveiller le troupeau. Mais ce dernier continua de manger l’herbe la tête toujours courbée.
Probablement - se dit le berger-, ce mouton s’est rendu fou en mangeant ce qu'il ne devait pas manger. Une douce herbe et en aucun cas salée ? Les moutons furent tondus au printemps, et à la fin de l’année, il les conduisit au camion. Ils sont montés la tête courbée sur trois étages où on les enferma, de plus en plus oppressés, au bord de l’asphyxie. Alors, le mouton qui sonnait hier à la diane, la tête serrée contre celle d’un autre, eût l'occasion de revoir le ciel et ses nuages, les arbres qui voyageaient dans un sens opposé pour connaître la mer. Il voulut inviter les autres à découvrir la Beauté, mais même s’ils auraient voulu le faire, il était trop tard.
Ils ne sont pas arrivés à voir la nuit. La nuit définitive leur est tombée en plein jour. Pour ceux-ci, c'était la synthèse de toute une vie.