Mr Eustache

Abonné·e de Mediapart

15 Billets

0 Édition

Billet de blog 12 septembre 2012

Mr Eustache

Abonné·e de Mediapart

Un toit pour le messager

Mr Eustache

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

J’ai la malheureuse habitude de me réveiller au milieu de la nuit, chaque nuit, chaque nuit sans exception, et de rester alors un certain temps éveillé, ou quelques minutes, ou quelques heures. Chaque fois je ressens cette présence, cette activité sensible et diffuse. Etrange sensation. Je me lève pour me rafraîchir, Paris est totalement calme. L’euphorie de la journée s’est estompée, la ville est apaisée. J’ai des sueurs froides, mon front est constellé de perles : je dois prendre l’air.

J’entrebâille mon volet et je vois cet homme. Cet homme qui chaque nuit reste blotti contre le renfort de l’église ; Chaque nuit je reprends conscience qu’il est le messager du désespoir, source de mes insomnies. Tout me revient : je passe lâchement ma journée à oublier qu’il est là chaque nuit, sans abri. C’est un éternel recommencement : A peine disparu, il ressurgit toujours à mon insu. Et d’ailleurs, comment pourrait-il en être autrement ? Serait-il possible de continuer à nier son existence ? Je continue d’espérer secrètement que son infortune ne soit que provisoire.

Il est impossible de s’habituer à une telle violence. Surtout là où tout semble regorger. J’ai beau savoir que la nuit est mère de toutes choses, et même d’effrayantes clartés, je n’arrive pas à comprendre ce terrible spectacle qui fait ressurgir tant de noirceur. Il est seul face à l’immensité. C’est une petite goutte brillante au milieu d’un océan d’obscurité.

Chaque nuit je me demande ce qui peut encore justifier qu’un Homme dorme dehors. Chaque nuit c’est la même douleur. Je cherche une raison – ironie du sort – à la folie. En vain. Je n’en trouve aucune. J’espère ne jamais en trouver.  Je suis effrayé par cette scène surréaliste et je me sens comme spectateur d’une terrible tragédie. Face à l’insensé, je me sens perdre tout espoir de voir un jour cet arbitraire cessé ; je suis pétrifié par tant d’injustice.

J’imagine ô combien cette situation doit lui être intolérable. Je ne le connais pas, mais son désœuvrement me le rend pourtant si familier. Sans même connaître son nom, j’ai le sentiment d’en savoir déjà tant sur son existence. Je devrais agir, lui laisser ma place. A tout le moins lui proposer de partager, le temps d’une nuit, mon modeste logis. Je n'y arrive pas. Cette violence sociale me tétanise. Cette triste solitude, l’absence de considération pour cet homme, sonnent le glas de ma liberté. Son existence me condamne.

Par sa présence, il me rappelle chaque jour qui je suis. Et qui je ne suis pas. Il me renvoie ma triste image, me ramène à ma misérable condition. Cet homme me rappelle chaque jour, qu’à défaut d’être effacées, les injustices continuent de prospérer dans l’indifférence générale. Il est ma conscience sociale. La contradiction existentielle qu'il vit chaque seconde, vient chaque nuit me tirer de ma torpeur. C’est elle qui vient me faire partager sa souffrance.

Et pourtant je crois que je l’aime, de cet amour fraternel qui vous transperce sans cesse le cœur. Il est sensé n’être qu’un inconnu, mais je ne peux m’empêcher d’y voir autre chose. En continuant de vivre, Il porte l’inhumain au cœur même de la société. Il conscientise la misère. Il agit tel le garde fou qui alerterait l’Humanité contre ses propres excès. Mais inexorablement la flamme de l’éclaireur s’éteint chaque soir au couché du soleil.

Je retire ma main du volet. Je ne le vois plus. Je suis seul dans ma tour d’ivoire. A la tristesse s’ajoute l’angoisse. Il passera une nouvelle nuit dehors. Cette nuit encore le messager sera seul pour affronter la nuit. Chaque nuit je me rendors en pensant à lui. Il est sans doute rongé par l’envie de parler, de partager. Au delà de toute chose, c’est peut-être simplement ça l’Humanité.

Je ne supporte plus cette situation. A sa dignité devra répondre la mienne. Nous ne nous libérerons de cette souffrance que mutuellement. C'est décidé : il ne restera plus seul. Demain soir, je l’accompagnerai dans son combat. Le messager partagera mon toit.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.