Les musiciens s’avancent sur la petite scène, leurs précieux instruments déjà installés. Le tableau est grandiose : viennent des limbes du théâtre, de jeunes artistes que la providence offre à la passion des spectateurs. Leur innocence donne le vertige.
Les travées sont électrisées par une attente dévorante. Les lumières se tamisent ; l’atmosphère est étouffante. Le fantôme d’Astor Piazzolla plane au-dessus du théâtre de la Gaîté lyrique. Le bâtiment est envoûté. La beauté du Nuevo Tango argentin va pouvoir lentement se déverser sur Paris.
Je suis confortablement enfoncé dans mon fauteuil. Nous surplombons l’arène du théâtre plongé dans le noir. La salle est comble, pas un seul des complices ne manquent à l’appel. Je sens la main de mon amie, humide de plaisir, forcer l’intimité de ma paume.
Plus un bruit. La salle est désormais hors du temps. Seule subsiste une petite source de lumière rougeâtre qui souligne la solennité de la cérémonie. L’obscurité de la salle contraste avec le brillant des instruments qui ne cessent de scintiller. Les musiciens, tous vêtus de noir, ne font plus qu’un avec les lieux. Leur dévotion semble absolue.
La musique de Piazzolla n’est pas seulement une offrande. C’est également une épreuve dans laquelle les virtuoses trouvent la promesse de l’ivresse. C’est une transe qui métamorphose leur génie. Le Tango subtil et sensuel de Piazzolla est impossible à maîtriser. C’est à une puissance indomptable que vont se mesurer ces jeunes âmes.
Mon amie et moi mesurons tout le tragique de la scène : les musiciens vont être happés par la beauté profonde de la mélodie. A l’ivresse dévorante du public répondra la souffrance jubilatoire des artistes. Nulle échappatoire possible. Nous serons conviés à un moment d’intense plaisir.
Premières convulsions. Les artistes se mettent en branle. Les instruments s’accordent en rythme et communient dans un panache de notes explosives. C’est un Tango effréné. La puissance poétique de la musique balaie toute la salle. Toutes les couleurs se mélangent, les pôles s’inversent : le théâtre de la gaîté lyrique sort de l’orbite française.
Pas un seul rang n’échappe à l’onde qui frappe indistinctement. La cécité des spectateurs s’estompe. Les rues de Buenos aires apparaissent. A la noirceur de la salle, succède la clarté de cette musique si enivrante.
Tout se redessine : le souffle chaud de la steppe sud-américaine vient réchauffer les âmes ; la scène du théâtre se dégage, les murs s’effondrent. Se murmure alors une rue bordée d’arbres, à l’ombre desquels jouent de jeunes bambins. Leurs cris se mélangent aux tintements des instruments.
La sensualité de l’Argentine se dévoile sous nos yeux. Le rythme est absolu. Il rompt tous les codes, toutes les certitudes. Du magma des éléments, ne reste que le rythme endiablé d’un Tango.
En cet instant, la puissance poétique du spectacle est totale. Nos sens sont bouleversés. Les oreilles voient, les yeux entendent. Moment exquis. Le sol se dérobe sous nos pieds. Seul le long souffle du Tango continue de nous porter. L’antre poétique est sur le point d’imploser. Nos cœurs vont lâcher. Je sens une lente pression traversée nos êtres.
Le déchaînement de la musique provoque chez moi une légère excitation. Mes sens sont totalement éveillés. Ces virtuoses ont décuplé ma sensibilité, je suis à fleur de peau.
Les artistes s’arrêtent de jouer dans un tourbillon d’applaudissements. On ne sait plus si le public salue la prouesse artistique ou la fin du torrent d’émotions qu'il ne pouvait plus soutenir. Sans doute les deux.
Le soleil d’Amérique tire sa révérence, l’éclairage de la salle l’a terrassé. Nous avons été, le temps d’un Tango, possédé par le fantôme de ces lieux. Je me lève face à mon amie et pose mes lèvres sur le toit de son âme. Son visage se pare d’un divin sourire. Elle déborde encore de désir.
Le souffle argentin ne cessera de guider nos pas. Piazzolla sera toujours un peu là..