Qui est le gagnant de l’altercation entre Donald Trump et Volodymyr Zelensky du 28 février dernier ? Vladimir Poutine, certes [1]. Mais le grand vainqueur, c’est surtout une boucle systémique qui nous échappe : le culte de la performance.
« Nous marchons vers la guerre comme des somnambules » disait Henri Guaino en 2022 [2]. Comme dans un mouvement de foule, plus on veut s’en échapper, et plus on l’entretient. Mais quelle est cette force intime qui nous pousse ainsi dans une trajectoire, qu’au fond, presque personne ne veut emprunter ?
Pendant longtemps nous avons cru aux bienfaits d’un progrès guidé par les gains de performance. Or, la culture de la performance nourrit la compétition, qui nourrit la violence. Aujourd’hui, notre monde suroptimisé devient très fragile sur tous les plans. Nous quittons le monde relativement stable et abondant en ressources (le pétrole notamment), pour entrer dans un monde nettement plus instable et en pénurie chronique de ressources. C’est un constat partagé, du GIEC au forum économique de Davos. Ce qui nous arrive n’est donc pas une crise géopolitique, écologique, sociale ou économique. C’est d’abord une crise culturelle. Le primat donné à la performance depuis des décennies n’est plus adapté au monde fluctuant qui vient ; il nous canalise et ne génère que des projets de mort : sortir de l’État de droit, faire la guerre, mais aussi donner le pouvoir aux machines (IA), ou déménager sur Mars.
Comme l’écrivait les auteurs du rapport au club de Rome en 1972 : « Faire fonctionner le même système avec plus d’intensité ou de vitesse ne changera rien à la trajectoire tant que la structure du système ne sera pas modifiée » [3]. Trump, Poutine ou Musk ne sont que les catalyseurs d’un délire systémique pro-performance. S’ils disparaissaient soudainement, le culte de la performance leur survivrait. Il va falloir aller bien plus loin. Nous allons devoir dérailler de l’injonction de toujours performer. Comment faire ?
Dans l’esprit de l’approche systémique si bien énoncé en 1972, il ne s’agit plus de se focaliser sur les solutions clés-en-main (sans effet sur la trajectoire), mais de travailler les conditions dans lesquelles les solutions émergent.
Comment faire, en pratique ? Premièrement, identifier les bonnes cibles. Les marges de la société qui sont soumises à de fortes fluctuations développent d’ores et déjà des projets pluriels, exploratoires, adaptables, c’est-à-dire robustes car sous-optimaux : habitat partagé, low-tech réparable, démocratie participative, etc. Bien loin des préoccupations impérialistes des prêtres-oligarques du culte de la performance, hermétiques à tout changement car endoctrinés et premiers bénéficiaires de la compétition. La cible qui peut basculer est entre ces deux pôles : celles et ceux qui commencent à se poser des questions, qui sont en arrêt maladie, qui visitent les expositions d’art contemporain avec insistance, ou qui enfilent des gilets jaunes.
Deuxièmement, créer des espaces d’arrêt pour que ces collectifs se confrontent à leurs propres dissonances. On peut penser aux conventions des entreprises, et des citoyens, pour le climat qui parviennent à générer ce trouble. En effet, sans arrêt, on reste dans le culte et on finit en burnout, humain ou planétaire. Il s’agit de faire la différence entre « être dans le pétrin » c’est-à-dire accélérer dans la roue du hamster jusqu’à l’arrêt cardiaque sans prendre le temps d’identifier la cause toxique, et « entrer en crise », c’est-à-dire s’exposer aux causes toxiques et dérailler de la roue du hamster. « Décoïncider », dirait François Jullien.
Troisièmement, entamer la déprise sectaire du culte mortifère de la performance en trouvant de nouveaux attachements. Cela demande une certaine maïeutique. On peut penser à la méthode des désaccords féconds de Patrick Viveret par exemple. Cela passe aussi par un test de robustesse en collégialité sur ses projets, avec une question centrale : mon projet est-il robuste face aux fluctuations à venir, et surtout, mon projet est-il au service de la robustesse de mon territoire ?
Il s’agit finalement de se relier à notre Terre : quand les êtres vivants font face aux turbulences, ils n’accélèrent pas ; ils se reconnectent à leur milieu, par la symbiose, la coopération et la circularité. A part quelques fanatiques du pouvoir et de la prédation, tous les citoyens du monde ou presque veulent cette paix entre humains et avec les non-humains. Pour leur pays, leur famille, leurs enfants. Tout le monde, ou presque, est essoré par le culte de la performance et veut dérailler de la perspective suicidaire qu’il nourrit.
Face à la guerre qui vient, voici donc une tactique quasi-militaire de l’encerclement. Si une minorité active des organisations déraillent du culte de la performance, elle créera un projet si viable et si désirable qu’il ringardisera automatiquement les projets délirants et mortifères des ultra-performants. A vrai dire, cette minorité est déjà là.
Il suffit de constater le recul sur l’A69 grâce au tribunal administratif de Toulouse contre l’Etat, le soutien apporté par des entreprises à la CSRD contre le recul de la commission européenne, et même l’action de certains états américains pour la transparence des données climatiques contre le diktat de Donald Trump. Pendant longtemps les projets aux marges de la société ont permis de justifier l’action du cœur du système, qui les instrumentalisait. C’était possible dans un monde relativement stable. Désormais dans la polycrise, c’est le cœur du système qui se ringardise en ne comprenant plus le mouvement profond de contamination du système par les marges
Il s’agit donc ici plutôt d’un appel à nos dirigeants : soit vous pensez encore mener de façon descendante un système qui vous échappe en vous accrochant au culte de la performance, et vous serez les co-responsables d’un désastre ; soit vous créez les conditions du déraillement pour que le pays, les territoires, les organisations et les citoyens co-construisent le monde viable et robuste de demain.
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Olivier Hamant, biologiste, directeur de recherche à l’INRAE, au sein de l’école normale supérieure de Lyon et de l’institut Michel Serres. auteur de « Antidote au culte de la performance. La robustesse du vivant » Tracts n°50, Gallimard.
[1] https://www.lemonde.fr/idees/article/2025/03/01/l-ukraine-et-l-europe-seules-face-a-la-russie_6571425_3232.html
[2] https://www.lefigaro.fr/vox/monde/henri-guaino-nous-marchons-vers-la-guerre-comme-des-somnambules-20220512
[3] Meadows et al., Les limites à la croissance, 1972