Racaille . Le mot est brutal, il grince comme une pierre sous la dent. Jadis, il désignait les déchets qu’on raclait, les rebuts sans valeur. Voltaire en faisait une foule vile, La Fontaine y voyait le grouillement méprisable. Sarkozy, un soir de banlieue, l’a projeté sur des jeunes à propos de nettoyer les banlieues au Kärcher. Depuis, le mot s’est incrusté dans la mémoire collective comme une étiquette infamante.
Mais la racaille, c’est toujours l’autre. Jamais soi.On la pointe du doigt, on la brandit comme une menace extérieure. Elle sert à désigner ceux qu’on préfère tenir à distance, par peur ou par mépris. Le procédé est vieux comme le monde : fabriquer une masse indistincte pour éviter de voir les individus. Dire la racaille , c’est dire qu’ils ne sont plus des hommes, mais un bloc, une vermine. Et dans cette opération de langage, on se donne bonne conscience.
Pourtant, il existe mille racailles. Celle des quartiers relégués, construits par une politique de ségrégation silencieuse. Celle des couloirs du pouvoir, où l’on trafique les lois au profit de quelques-uns ( loi Duplomb). Celle des banques et des fonds spéculatifs, qui étranglent des familles entières avec des prêts truqués, celle de la police qui tue, matraque des innocents. Qui oserait dire que l’une vaut mieux que l’autre ?
Au fond, le mot nous en dit plus sur ceux qui l’emploient que sur ceux qu’il vise. L’insulte éclaire le regard de celui qui parle : peur de perdre sa place, peur de perdre son pouvoir, peur de se salir les mains. Dire racaille , c’est s’installer confortablement du côté des gens bien comme le chantait J.Brel.. C’est se protéger d’une réalité trop dérangeante : nous fabriquons la racaille que nous dénonçons.
Car la racaille naît de quelque part. Elle naît de l’abandon scolaire, des quartiers laissés en friche, des familles enfermées dans le chômage. Elle naît aussi des cabinets feutrés, des conseils d’administration, des clubs où se distribuent les privilèges. Elle naît enfin dans l’indifférence générale, dans la mécanique d’une société qui préfère condamner les effets plutôt que s’interroger sur les causes.
Alors oui, la racaille existe. Mais elle n’est pas toujours là où l’on croit. Elle est le miroir tendu à une société malade de ses inégalités, de son avidité et de ses lâchetés. On la désigne pour l’effacer, mais elle revient toujours, sous un autre masque. Et peut-être qu’au lieu de vouloir la nettoyer au Kärcher, il faudrait enfin avoir le courage de la regarder en face.