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Philippe a bossé à la ferme dès l’âge de 16 ans, après une courte formation dans un lycée agricole. Ses deux sœurs sont parties travailler en ville très tôt, il n’y avait pas de place pour elles au village. À 35 ans, Philippe a repris complètement la ferme.
— Salut Philippe.
— Salut Mustapha.
— Comment vas-tu ?
— Mieux, j’ai eu pas mal de soucis de santé. Et toi ?
— Je suis maintenant en retraite, et ce n’est pas du luxe. Tu m’avais dit que tu voulais écrire pour un journal, mais tu ne bosses plus, alors ?
— Non, je fais ça pour le plaisir. De temps en temps, je fais des enquêtes de terrain pour alimenter mes lecteurs. J’ai vu que tu avais tout rasé, la commune ressemble à la grande plaine de Sibérie maintenant.
— Oui, je n’ai pas eu le choix. C’était ça ou plier les gaules, comme on dit. Il fallait rentabiliser l’exploitation, réduire les charges par hectare.
— Tu veux dire « rabioter » partout ?
— Oui, un tracteur qui consomme le moins possible, une remorque de grande contenance, abattre les haies pour avoir deux grandes parcelles, dont une qui borde la rivière et qui mesure plus de deux kilomètres. Et se consacrer exclusivement au blé et au maïs. Je ne suis plus un paysan comme mon père, celui que tu as bien connu. Je suis devenu un producteur de céréales. J’ai même échangé des terres avec Gilbert, qui fait du bétail bio, juste pour être le moins cher possible. Mais Gilbert, il rame dur. Il y a toujours plus de contraintes, et la viande de bœuf est trop chère pour les gens.
— Et tu en as bien vécu de ton exploitation ?
— Disons que je n’ai pas gagné des millions, mais je ne savais faire que ça. Et ces deux graines-là sont une rente, si tu vois ce que je veux dire. J’ai laissé tomber la betterave, les gars du Nord sont bien meilleurs pour ça. De toute façon, on est dans un système qui décide de tout, c'est une dictature. Si tu veux faire autrement, tu es broyé et tu deviens chômeur.
— Tu as utilisé beaucoup de pesticides ?
— Oui, et pas que ça. Si tu veux parler de poisons, toute la production passe par des produits chimiques. Tu le sais, non ?
— Oui.
— Et ta retraite, elle est bonne ?
— Oui, 2200. Et je loue la maison que j’ai héritée de ma grand-mère. On m’a dit que tu avais été instituteur, c’est incroyable.
— Oui, et j’ai même enseigné dans une fac après.
Philippe me regarde, pensif, il se demande comment j’ai pu obtenir de tels postes. Il est si loin de ça Philippe dans sa simplicité d’homme de la terre .
— Et ton fiston, il fait quoi ?
— Il a fait une école de commerce à Rennes, et maintenant il organise des événements culturels. Il est toujours sur la route avec son téléphone et sa tablette.
— Tu vois l’avenir comment, toi qui es resté un gars de ta terre ?
— Sombre. On a tout ravagé. Tu veux un autre café avec une goutte de Calva ? Comme au bon vieux temps.
— C’est pas de refus.
Ps : Le père de Philippe est mort à 72 ans, sans doute des poisons. Parkinson.
Enquête Orne 61 Mai 2024.