Hier, à ma grande surprise, je n’ai rien fait. Absolument rien. Et j’ai goûté à une forme rare de bonheur : celle de l’inutilité assumée. Depuis que je suis à la retraite, j’ai appris à me passer du travail comme on se débarrasse d’un vieux costume trop serré. Travailler ?.. J’ai fait ça toute ma vie. Par contrainte. Pour payer le droit de survivre dans une société qui facture l’air qu’on respire. 90 % de mon salaire partait dans le minimum vital. Le reste, je le planquais comme un fugitif planque ses rêves.
Avec ce petit trésor, je m’évadais. Je partais vivre. Vivre vraiment. Loin des bureaux, des horaires, des réunions absurdes. J’ai rencontré des peuples qui m’ont dit : - Travailler ne sert à rien. Et ils avaient raison. Les riches ne travaillent pas. Ils jouent au golf, dînent dans des endroits où l’addition vaut deux fois un SMIC, volent en jet privé, et donnent des conférences sur le bonheur d’entreprendre. Balzac * l’avait déjà vu : - ils donnent bal chaque soir, pendant que les autres donnent leur sueur. Ils ne font pas de poésie, ils rimaillent, ils paient en un an à l'opéra ce qui pourrait faire vivre une famille pendant cette même année.
Érasme, lui, faisait l’éloge de la paresse. Il savait que l’oisiveté n’est pas un vice, mais une condition de la pensée. Un cerveau au repos est un cerveau qui invente, qui rêve, qui résiste. Mais voilà : il faut nous rendre idiots. Nous occuper. Nous fatiguer. Nous distraire. Les riches ne craignent pas les pauvres affamés. Ils craignent les pauvres qui pensent. Ceux qui ont le temps de lire, de douter, de s’indigner. Ceux qui n’ont rien à perdre, sauf leurs chaînes mentales.
Alors oui, je ne fais rien. Et dans ce rien, je retrouve tout : le silence, la liberté, la subversion douce. Je suis un saboteur tranquille du système. Un flâneur en résistance. Un retraité qui pense, donc dangereux.
* Balzac: touche pas à la hache.