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Mustapha Ait larbi

Intellectuel dubitatif. Guitariste a l'occasion. Né Algérien par hasard ce, comme les Français. Par hasard !

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Billet de blog 22 novembre 2025

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Exilé volontaire

Carnet de route de Tarifa. Je quitte ce pays devenu haineux.

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Illustration 1

Nous voilà au port, comme disait Hugo : un grand bled sale, moderne jusqu’à l’écœurement. Ici, l’Andalousie s’effiloche du côté de Cadix, et là-bas, en face, c’est l’Afrique,  lions, girafes, pygmées fantasmés. Mon frère m’écrit qu’en France le givre revient sur les vitres ; ici, nous avons la chaleur céramique d’une tente de toit. Un mini panneau solaire nourrit mon téléphone, mon Mac de onze pouces, et une loupiote. Luxe chinois, confort de fortune.

Hier soir, on a brisé la tirelire : une sole immense, échappée d’une marée noire, s’est échouée dans notre assiette. La serveuse, espagnole comme tout ce pays crucifié par Franco, nous a souri. La route s’est déroulée tranquille, chacun prenant son tour au volant. Nous avons toute la vie devant nous, et nul ne sait quand nous reviendrons.Karim fume du CBD, un truc qui rend idiot vendu comme «  calmant ». De la drogue pour tout le monde, ça aussi c’est moderne.

Cette route me rappelle mes longs voyages : du Chili à Moscou, les Andes franchies, les treks du Népal vendus comme cartes postales par les agences. Moi, j’ai toujours préféré les gens du coin aux clichés. Ici, on avale du bortsch, plus loin du Charqui, ailleurs du phoque que l’on mange sur la glace avec sa graisse arrosée de son sang. Le ketchup des esquimaux vous diront les ethnologues. Chaque étape est une chair, une mémoire, un goût qui s’accroche.

Je remarque que le vent ici n’est pas un vent, c’est une gifle. Il traverse la toile de la tente comme s’il voulait nous rappeler que nous ne sommes que passants. Tarifa, frontière liquide : d’un côté l’Europe qui s’effrite, de l’autre l’Afrique qui s’étire. Entre les deux, nous, funambules sur un fil de sel et de départ.

Le matin, les pêcheurs rentrent avec leurs filets lourds. Leurs visages sont tannés comme des cartes marines anciennes. On les regarde, et on se dit que la modernité n’a pas encore tout avalé. Mais déjà, les panneaux solaires clignotent sur les toits, les SUV s’alignent face à la mer, et les cafés vendent des cappuccinos comme à Milan. Monde homogène, monde sans accent, monde laid dans son uniformité.

Je repense à mes voyages : au Chili, les chiens errants nous suivaient comme des compagnons de fortune. À Moscou, la neige recouvrait les statues comme un linceul. Au Népal, les guides parlaient de  trekking  comme d’un produit emballé, mais moi je cherchais les voix des paysans, les rires des enfants, les odeurs de thé noir. Ici, à Tarifa, je retrouve ce mélange : authenticité et simulacre, vérité et décor. Mais rien n’est plus vrai, tout est devenu fric et faux. Nous ne sommes plus des passants, mais des proies. Tout est fait pour vendre leur camelote.

Pourtant ici, La mer ici n’est pas bleue, elle est mémoire. Chaque vague ramène un visage, un rire, une odeur. À Tarifa, l’écume me parle en russe, en quechua, en espagnol. Je comprends que l’exil volontaire n’est pas une fuite, mais une bibliothèque mouvante.

Et pourtant, malgré tout, je quitte le pays. Parce que l’exil volontaire, c’est ça : choisir de ne pas appartenir, pour mieux voir. Être dehors, pour mieux écrire dedans.

Le carnet de route n’est pas seulement un récit de voyage, mais une forme de résistance : contre l’oubli, contre la vitesse, contre la standardisation. Écrire, c’était ralentir, c’était donner une densité au monde. Ce soir, je serai au Maroc.

Tarifa, Espagne 2025

Mustapha

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