Il était une fois deux Arabes qui en avaient ras la casquette de l’Occident et de son racisme. Alors, d’un commun accord, ils décidèrent de traverser vallée, montagne, ville, mer, et de se rendre au pays des herbes sèches et folles, des chameaux, des hommes habillés de bleu et du désert. L’un vivait un retour chez lui. L’autre, le vol de nuit de Saint-Exupéry.
Une vieille Mercedes belle comme une fin de guerre, qui avait connu dans un autre temps les nuits folles de Munich, la bière, les femmes, la guitare dans les rues, avait fini par s’enfuir avec nos deux clochards célestes. Belle comme cendrillon, comme un souvenir souvent raconté, elle avalait les kilomètres avec la dignité fatiguée des bêtes de somme. Elle ne toussait jamais, comme pour rappeler qu’elle avait connu d’autres fêtes, d’autres excès, d’autres musiques que le souffle du vent sahélien. Mais elle avançait, obstinée, fidèle, presque maternelle.
Noël en Mauritanie, c’est d’abord une lumière. Pas celle des vitrines ni des guirlandes électriques, mais une clarté nue, tranchante, qui découpe les silhouettes comme des ombres chinoises. Nos deux voyageurs, eux, n’avaient rien d’anges ni de rois mages. Ils roulaient vers le sud comme on roule vers une vérité qu’on n’a pas encore le courage de nommer. Le premier, celui qui rentrait chez lui, regardait la route avec la gravité de ceux qui savent que le retour n’est jamais un simple retour. Le pays qu’on retrouve n’est jamais celui qu’on a quitté. Il le savait. Mais il avançait quand même, parce que certaines fidélités ne se discutent pas.
L’autre, le rêveur, vivait son propre roman. Il voyait dans chaque dune un astre, dans chaque silence une phrase de Saint-Exupéry. Le désert lui retirait couche après couche tout ce qui encombre un homme. Il souriait sans raison, heureux d’être là, heureux d’être loin, heureux d’être vivant. À mesure qu’ils descendaient vers le sud, les nuits devenaient plus vastes, les étoiles plus proches, et le monde plus simple. Noël approchait, mais ici Noël n’avait pas de sapin, pas de neige, pas de cloches. Noël avait le goût du thé brûlant, du sable froid sous les doigts, et du silence qui vous traverse comme une prière.
En allant vers Atar, une autre porte du désert.
La vieille Allemande à avalé les 400 km comme si c’était un entremet. La route se déroulait devant nous comme un vieux tapis de Zohar: râpé, troué, mais toujours digne. À mesure qu’ils approchaient de la frontière invisible où commence vraiment le désert, la Mercedes semblait rajeunir. Comme si elle reconnaissait les parfums de sable chaud, d’essence légere, de vent sec. Comme si elle se souvenait, elle aussi, d’un passé plus vaste que Munich et ses nuits de bière. Les deux Arabes avaient quitté la ville ou le poisson fait la loi et la vie. De moins en moins de piroguiers accablés par une taxe trop lourde, de plus en plus de bateaux Chinois et Turques qui pillent la mer.
Le poisson est transformé ensuite en farine. Un massacre de plus. La piste vers Atar n’était pas une piste. C’était une promesse. Une ligne tremblée entre le ciel et la terre. Un désir désiré comme disaient les anciens. Ils s’arrêtèrent devant une gargote où un vieil homme préparait du pain semoule sur un feu de bois. Le thé fumait dans une vieille casserole. Ici tout est vieux, même le soleil. Les premiers palmiers dattiers menacés sortirent de derrière une dune. En Mauritanie, l'indispensable datte est menacée par le réchauffement climatique. Le désert avance et les palmiers dattiers se font peu à peu engloutir par le sable. Le rêveur murmura :
— On dirait que le monde commence ici.
Karim répondit simplement :
— Non. Ici, il recommence.
Et pourtant, il n'avait pas lu Monod.
Atar: Karim, Mustapha Noél 2025