Il y avait dans mon village un ancien édifice assez loin du bourg qui portait pour nom les hauts de Heurteubise. En fait, c’était un ancien manoir qui devait dater de Napoléon trois. Il devait contenir au moins vingt pièces immenses . L’ensemble était desservi par un grand corridor sombre dont le plafond devait mesurer plus de trois mètres de haut. Le propriétaire était une sorte de marginal de cinquante ans qui portait des cheveux longs bien avant que cela ne soit la mode.
Il portait aussi une drôle de redingote noire et un chapeau à larges bords. C’était un homme grand et fin au visage taillé à coups de serpe, à l’œil vif, affublé d’un nez long et aquilin. Pratiquement, personne ne lui parlait dans le village. Le dimanche , il commandait une bouteille de Porto au café qui se trouvait juste en face l’église.
Il buvait l'air absent tout en étant terriblement présent son vin de Porto à la bouteille en dévisageant ravi tous les habitants qui entraient et sortaient de l’église. Son petit manège semblait furieusement déranger les croyants qui évitaient de le regarder. Le type avait aussi une traction noire avec des sièges rouges qui devaient dater d’avant-guerre. . Comme il avait " l’oeil noir ", les gens l’avaient surnommé le hibou de Heurteubise. Le type avait sans doute hérité car il vivait sans rien demander à personne où alors, il avait gagné de l’argent en Amérique comme le disait le dicton populaire.
Comme il y avait des douves qui entouraient son espèce de château, il élevait des canards (qui s’élevaient tout seul d’ailleurs ). De temps en temps, une camionnette venait chercher ses animaux pour les conduire à l'abattoir .
Contrairement aux gens du village , ce bonhomme ne me faisait pas peur. Il m’arrivait souvent d’aller acheter des choses manquantes à la maison comme du sucre, de la vanille, du café certains dimanches a la boutique du village qui jouxtait le café. Je regardais le gars froidement, calmement, sans cynisme, sans mépris, je le trouvais disons atypique ( c’est moderne…), et comme tous les gens de mon village étaient de sombres crétins , voilà qui me changeait de ces meseaux. Il me regardait aussi sans agressivité, tranquillement, paisiblement d'un air interrogateur. Un jour que je demandais à ma grand-mère qui était cet homme, elle me répondit.
- On ne sait pas. Il est arrivé la même année que toi en 62, c’est tout c’qu'on sait.
Un jour le gars vint à la maison sachant que ma grand mère pour gagner un peu d’argent raccommodait les vêtements des gens du bled . Il avait comme tous les autres des ourlets de pantalon à faire faire ( l’ourlet pour ma grand mère c’était une véritable rente ) . Comme elle ne prenait pas cher du tout, elle avait fini par imposer un vrai monopole .Le gars arriva, posa deux pantalons sur la table et dit.
-J’ai placé des épingles à la bonne longueur, c’est combien ?
Ma grand mère demanda le prix et c’est-à-dire dix francs. Il mît douze francs sur la table. C’était du jamais vu.
Ma grand mère prît l’argent, remercia abondamment et dit.
-Ce sera prés dans deux jours.
Puis , alors que je ne m’y attendais pas l’homme se retourna vers et moi et me dit
-Alors toi non plus tu ne vas pas à la messe ?
Ma grand mère répondit pour moi, et dit qu’elle ne croyait plus en dieu depuis que son maris était mort en déportation. Dieu n'était à ses yeux qu'un grand sadique.
L’homme hocha la tête , et me dit.
- J’ai lu ton texte dans le journal de l’école, tu as eu le premier prix, c’était mérité. Nul doute que plus tard tu deviendras écrivain. La première chose que je constatais, c’est que le bonhomme parlait très bien et qu'il n’avait pas l’accent Normand .Il continua.
- Il parait que tu es aussi l’un des meilleurs pêcheurs de truites . Si tu aimes la pêche, il y a de grosses tanches dans les douves chez moi, si un jour le cœur t’en dis...
Ma grand-mère ne disait absolument rien. Depuis mon arrivée chez elle, j’avais toujours été libre comme le vent. Je l’aidais ce qu’il fallait , et c’est-à-dire : nourrir les animaux, faire les foins, tailler les haies, puiser l’eau, car nous n’avions pas l’eau courante ensuite, j’étais libre comme l’air. Je passais mon temps à pêcher, à braconner les lapins, à chercher des champignons, des beaux cailloux que je trouvais après des labours profonds ( haches préhistoriques, grattoirs , couteaux en pierre ). Un jour, je trouvais même un revolver allemand qu’un officier avait pris la peine d’enterrer profond dans une caisse en fer .
L’arme était enveloppée dans un fort tissu de coton huilé. Il y avait même les balles. Mon copain le grand Larousse m’apprit que c’était un Ludger. Avec un truc pareil, j’allais pouvoir tirer comme des lapins tous ces cons à la récréation qui me traitaient de païen et de sale arabe . Ce revolver était magnifique, c’est ce jour-là qu’à commencé ma passion des armes.
Je me suis depuis interrogé cette passion. L'arme symbolisait pour moi tout le contraire de la guerre. À mes yeux, l’arme symbolisait la paix, les grandes vacances à vie. Avec une arme à feu, je pouvais me nourrir sans difficulté, tuer mes ennemis à distance, c’était vraiment un objet fait pour la paix.Son utilité avait été détourné c'est tout.
Par la suite, ma grand-mère après avoir économisé péniblement sou par sou m’offrit ma première carabine 9 mn . C’était un investissement pour elle, car elle savait que j’allais ramener des tonnes de gibier, ce qui fut le cas. Bien entendu , on m’affubla de suite du surnom de braconniers mais , loin de me déplaire, j’étais ravi de cet épithète qui semblait péjoratiF à tous les autres . Être un braconnier, c’était être intelligent. À cette époque, tous les hommes portaient des fusils les jours de chasse. Ils avaient tous aussi des couteaux dans les poches donc un gamin avec une carabine pour tuer les lapins et les merles ne faisait peur à personne. C’était même un sujet d’hilarité. Les gars disaient.
- Faut faire attention, il a une carabine maintenant le gamin, il va nous « voler « tous les cerfs et les sangliers. Je riais aussi, l’intention était bonne. On me reconnaissait comme un homme en devenir.
Parfois, la camionnette bleue des gendarmes faisait son apparition dans le village. Nous voir avec fusils et carabines leur faisait nettement moins d’effet que les jolies jambes de Thérèse ( la fille qui donnait un coup de main au café ). Comme quoi, un joli jupon peut faire plus de ravage que mille canons… Ils en bavaient d’envie ces gastéropodes de la marée chaussée. Des vrais gluants ces types. Toujours à chercher la petite bête pour vous coller des amendes.
Thérèse était une très belle femme blonde aux yeux bleus qui me trouvait aussi adorable. Il faut dire que j’avais un charme fou. Des grands yeux verts , un sourire ravageur , des boucles couleur jais , et une faconde a séduire Diane dans ses instants de chasse , Vénus dans ses alcôves , Calypso sur son île . Je détestais le mot ange, car en fait j’étais une vraie saloperie . Voleur , menteur , hâbleur , manipulateur, détrousseur de pauvres filles à la récréation et bagarreur aussi. Quand on est une arabe en France, il est impératif de collectionner tous les défauts sous peine de mort .J’avoue pour compléter le tableau que j'étais teigneux comme un chien , et que je rendais coups pour coups a ceux qui osaient me défier.
Bref ! Cet hommes allait me donner toutes les clefs de la vie.