Agrandissement : Illustration 1
Lexique de la lâcheté : Bourdieu avait prévenu.
Bourdieu * l’avait déjà dit, et nous l’avons oublié : les mots sont des armes. Et depuis plus de trente ans, ils sont retournés contre ceux qu’ils devraient défendre.La droite, l’extrême droite, mais aussi les socialistes, ces virtuoses du renoncement, ont méthodiquement repeint la violence sociale aux couleurs de la vertu. On ne licencie plus, on « dégraisse » : analogie clinique, hygiéniste, où l’entreprise devient un corps sain qu’il faut affiner. On ne jette plus les gens à la rue, on orchestre un plan social , et s’il est particulièrement brutal, on le dira « courageux ». Le cynisme a trouvé son lexique.
Ce n’est pas nouveau. Déjà, dans les années 90, Marc Guillaume, Robert Castel, Chomsky, et Bourdieu dénonçaient ces glissements. Je m’y suis joint, à ma modeste place, il y a plus de trente ans. Mais ce qui a changé, c’est que ces mots, hier encore suspects, sont devenus normatifs. Ils s’imposent désormais comme allant de soi, cette expression que Bourdieu utilisait pour désigner l’adhésion inconsciente à l’ordre établi.
La presse de droite, jadis contrainte à quelques contorsions, a désormais les coudées franches. Le mot racaille est devenu banal. « Islamo-gauchisme » fait florès. Et dans l’ombre, l’imaginaire colonial ressurgit : l’ Arabe » n’est bon que s’il égorge, fantasme ancien recyclé en slogan moderne.
Même le droit s’y met. Il ne dit plus aveugle mais non-voyant , sourd mais non-entendant . Comme si nier la réalité du handicap suffisait à l’abolir. Et pendant ce temps, les personnes handicapées, déjà précarisées, voient doubler le prix de leurs médicaments. Elles devront participer à l’effort . L’effort de qui ? Pour quoi ? Pour qui ?
Ces attaques ne datent pas d’hier. Platon, ce riche propriétaire d’esclaves, recommandait déjà de jeter les enfants infirmes du haut des murs de la cité. On l’étudie encore, lui, plutôt que les Sioux, qui savaient depuis longtemps ce que c’est que vivre en harmonie avec le monde. Il est plus facile de citer Platon dans son délire eugéniste que de comprendre les peuples qu’on a fait taire.
Ce n’est pas une question de vocabulaire. C’est une guerre. Une guerre contre les mots qui disent la vérité. Une guerre contre ceux qui les portent. Une guerre contre la pensée.Alors pensons. Pensons avec rage, avec tendresse, avec précision. Pensons , avec les Sioux, les aborigènes, les inuits, avec les invisibles. Pensons pour que les mots cessent d’être des bâillons et redeviennent des éclairs.
* Bourdieu : oeuvre complète .