Je n’avais jamais vu mon père révolté contre moi comme je l’ai vu aujourd’hui.
Mon pays est en pleine crise sanitaire, et la panique y gagne les cœurs chaque jour. Très proche de l’Europe, moins de sept milles seulement le séparent de l’Espagne. Sous les cieux de ce voisin du nord auquel le Maroc est attaché par de multiples liens – dont aucun n’est à sacrifier – l’épidémie causée par le nouveau coronavirus s’étend chaque jour à grande vitesse. Cependant, là où la situation sanitaire est catastrophique, angoissante à un point qu’on n’aurait jamais pu imaginer, là où le virus a fait le plus de ravages, c’est en Italie et en France : ces deux terres européennes que tous mes concitoyens chérissent. Et voulez-vous savoir pourquoi ? Mais c’est évident, c’est parce que des milliers de Marocains non seulement y travaillent et y vivent, mais aussi parce que leurs parents, âgés et dépourvus de tous les moyens qui leur permettraient de se soigner correctement dans leur pays, y trouvent des hôpitaux bien équipés, et un personnel soignant d’une probité exemplaire.
- Est-ce que tu n’es pas conscient du fait que la mort rôde partout sur terre ? me lance mon père, irrité…
Je le regarde et constate qu’il est dans tous ses états et, au fond de moi-même, j’ai pitié de lui, mais je n’en laisse rien paraitre. Il se tait pendant un moment qui me parait un siècle, car il ne cesse de me regarder. Mon père n’est pas violent, au contraire il est doux, et préfère la sérénité au trouble, quelles que soient les contrariétés qui pourraient le mettre hors de lui.
Tout cela est arrivé à cause de la visite de Soria, ma gracieuse fiancée. On s’aime à la folie. Notre amour ne veut ni admettre ni comprendre cet état d’urgence sanitaire burlesque, caricatural, accompagné de mesures dont le confinement est l’aspect le plus cruel. Cela est vrai pour tout le monde, mais pour Soria et moi, c’est monstrueux. Comment pourrions-nous ne pas nous voir chaque jour, alors qu’il nous tarde de nous détacher de nos deux familles et de faire comme tout le monde : voler de nos propres ailes et vivre notre vie de couple, en autonomie !
Le gouvernement de mon pays a déclaré l’état d’urgence sanitaire, ce mois de mars 2020, pour limiter – martèle-t-il – la propagation du nouveau virus. Nos fiançailles avaient été officialisées en septembre 2019. À peine six mois plus tôt ! Ce coronavirus aurait dû attendre quelques années encore, pour ne pas tomber au moment où nos deux familles avaient programmé notre fête de mariage, avec tout ce que cela implique : de longs et complexes préparatifs. « Une nuit pour fêter un mariage exige une année de préparation », ressasse ma grand-mère maternelle. Elle vit avec nous et, depuis nos fiançailles, elle ne cesse pas d’en parler. Lorsque j’ai annoncé que j’avais une liaison avec une fille, et que nous avions décidé de nous marier, elle a rugi un youyou interminable.
Je suis plus ami avec ma grand-mère qu’avec ma mère. Celle-ci, ma sœur Hiba, mon frère Amal et moi, nous l’appelons entre nous « Le Maréchal ». Elle ne l’a jamais su et j’espère qu’elle ne le saura jamais. Il nous arrive de parler devant elle en employant ce titre que je lui ai moi-même attribué, sans qu’elle se rende compte que c’est bien d’elle qu’il s’agit. Et tout cela nous amuse beaucoup. Mon père est au courant. Sûrement il a compris notre jeu à partir de nos échanges particuliers. Cela lui plait à lui aussi, c’est certain. Quand ma mère dit quelque chose, il faut l’écouter. On ne discute pas avec Le Maréchal. Par contre, lui, il est indulgent, sauf quand il s’agit de comportements liés à notre scolarité et à notre alimentation, domaines dans lesquels il ne tolère et n’a jamais toléré aucun écart. Pour le reste, il laisse « couler l’eau », selon l’expression arabe traditionnelle signifiant « laisse tomber, ne sois pas trop ferme ». Il a pour l’éducation des enfants des idées plutôt bizarres si on les compare à celles de certains pères de culture musulmane. Dès notre jeune âge, il nous faisait écouter des chansons de grande valeur, du genre de celles de Marcel Khalifa, Oumaima, Jacques Brel, Aznavour, Doukkali, Oum Kaltoum, Fairouz, Najat, etc. Et il nous entrainait pour nous faire danser avec lui. Pour lui, l’enfant doit être libre dans la maison, on ne doit rien lui refuser.
- Même s’il sème la pagaille dans la maison ? s’indigne ma mère.
- Et alors ?
- Même s’il casse des choses de valeur dans la maison ! s’exclame encore Le Maréchal.
- Même… Rien n’a autant de valeur qu’un enfant ! philosophe encore mon père.
- Tu appelles ça de l’éducation, toi ?
En fait, mes parents sont d’accord sur tout, ou presque. Mais dans les rares cas où ils n’arrivent pas à se mettre d’accord, c’est toujours mon père qui cède. Il se retire calmement dans le coin où est installée sa bibliothèque, en tire un livre, et le passe à ma mère :
-Tiens lis ça, surtout le chapitre… (et il lui indique un chapitre qui, selon lui, correspond au sujet de leur discussion).
Souvent, ça finit comme ça. Lui, on l’appelle monsieur Bouquins.
Dans notre enfance, si c’était ma mère qui nous faisait réviser nos leçons ou veillait à ce que nous fassions nos devoirs, c’était lui qui nous lisait des histoires. Et quand nous avons grandi, il a été hors de question qu’on ne lise pas un livre pour en faire un petit exposé une fois la lecture achevée. Il avait raison, puisque la lecture, de même que nos sports préférés, est devenue dans notre existence un passe-temps tout à fait normal.
Mais cette époque est révolue. Nous avons avancé en âge. Nos études terminées, nous avons trouvé un métier et chacun a appris à voler de ses propres ailes. Mon frère, Amal, médecin généraliste, père de Mamoun et de Sara, occupe un poste de responsabilité dans un grand hôpital public, et gagne bien sa vie. Il est heureux dans son foyer avec Sana qui, elle, est ophtalmologue. C’est ainsi que, côté travail, chacun s’est rangé – même moi le cadet, avec mes trente ans. Et de ce côté, mes parents sont tranquilles. Mais ils s’inquiètent pour moi. Ils disent qu’il est temps que je me marie. Ils ont connu certaines de mes petites amies. La dernière, avant Soria, s’appelait Sonia. Bizarre, leurs prénoms ne varient que par une seule consonne : du coup, la prononciation est presque la même. Ma grand-mère, quand qu’elle parle de Soria, prononce Sonia. Même si on la corrige à chaque fois, elle continue de se tromper. À la fin, tout le monde a cédé, même ma mère qui n’aime plus du tout entendre parler de Sonia. Elle la considère comme responsable de mon isolement, qui selon elle n’a que trop duré, contrairement à ce qu’ont vécu mes copains qui se sont tous mariés et ont dû, par la force des choses, couper avec moi. Bien sûr, au moment des repas, si je dis quelque chose qui ne leur convient pas, ou si je ne réponds pas à quelqu’un qui m’interpelle à propos de ceci ou de cela, il m’arrive de lire dans leurs regards. Ils se disent, sans ouvrir la bouche : « Laissons passer, nous savons qu’il est anormal ! »
Un jour, j’ai entendu mon père dire au téléphone à Pierre, l’un de ses amis français :
- Je ne sais quoi te dire, une fois il est normal, une autre fois il est anormal.
- …. ….
- Mais, non ! Il ne s’agit pas de nous !
- …. ….
- Il refuse d’aller voir un psy, Pierrot.
Mon père l’appelle Pierrot, et Pierre appelle mon père Ba Stof pour dire Mustapha. À leur âge, ils se prennent toujours pour des jeunes gens. Pierre a connu Sonia, mais pas encore Soria. Quand il la connaitra, je suis sûr qu’il me dira au téléphone :
- Amène-nous Soria ; viens avec elle à la maison.
- …. ….
- Bon d’accord, mais une fois en France, viens à la maison.
Pierre est un grand ami de mon père. Ils se racontent presque tout, même leurs bêtises, et Dieu sait qu’ils en font de temps en temps. Bizarre, ils ont des tempéraments différents et pourtant ils sont amis. Ce qui les unit ? Nous l’ignorons. Il y a leurs livres, leurs voyages où sûrement ils font leurs bêtises en douce, leurs parties de boules. Eux, ils appellent ça un sport, ce qui nous amuse. Mais ce sont surtout la lecture et le monde des livres qui font leur complicité. Pierre est un autre monsieur Bouquins, si ce n’est le premier. Quand ils voyagent, de temps en temps, ils tiennent à ce que cela s’effectue entre copains, comme s’ils avaient encore vingt ans. Trois choses seulement les unissent ? Apparemment, mais ce qui reste caché, Dieu seul le sait, pense Hiba, qui ne manque jamais d’user de ses talents de détective.
Quant à moi, je n’espionne pas mon père, mais il se trouve que son bureau donne sur le balcon. Et chaque fois que j’y vais pour prendre l’air, et que lui est en train de téléphoner, je capte quelques phrases sans le vouloir. Car mon père s’exprime au téléphone à la manière de ces heureux montagnards dialoguant à propos de leurs troupeaux : l’un sur un sommet et l’autre au fond de la vallée. Il parle très fort, imaginant peut-être que, puisque son interlocuteur est loin, il faut qu’il crie pour pouvoir se faire entendre.
Ainsi, juste avant cet accrochage à cause des visites de Soria et de mes sorties pour faire du sport, je l’ai encore entendu dire à Pierre au téléphone :
- Tu sais bien qu’on supporte tout de lui.
- …. ….
- Mais oui, mais cette fois, il a dépassé les bornes !
- …. ….
- Non ! Ce que je crains moi, c’est qu’il soit dans le déni de la réalité !
- …. ….
- Je ne sais pas Pierrot, je ne sais pas ! Le peu que je sais, c’est qu’elle est gentille, sympathique. C’est une fille qui, devant nous, parle peu. Mais il faut que je te dise que son père est borné, c’est tout ce que je sais de lui ! Sa mère est plutôt une femme bien.
- …. ….
- Où est le problème ? Le problème, c’est elle ! Elle non plus ne veut pas comprendre ! Pour elle comme pour lui, le confinement, c’est du matraquage ! Elle vient le voir tous les jours…
Mon père nous accuse, Soria et moi, de prendre des risques, de nous mettre dans des situations qui pourraient tourner au drame. Pour lui, nous ne sommes pas conscients de la gravité de la situation sanitaire dans le pays, ni, d’autre part, des risques que nous courons nous-mêmes en refusant de nous confiner et de nous isoler l’un de l’autre. Notre comportement pourrait créer le danger, pas seulement pour nous, explique-t-il, comme s’il s’adressait à des personnes dépourvues de toute instruction, pas seulement pour nos proches, mais pour toute la ville de Tanger et même pour le Maroc tout entier, pour toute l’humanité. Mais oui, toute l’humanité ! Puisque cet ennemi qu’est Corona ne reconnait pas l’existence des frontières qui séparent les humains.
- Toute l’humanité ? ironise ma mère.
- Bien sûr ! Mais bien sûr, cet ennemi de l’être humain vole et se déplace dans l’air à la vitesse de la lumière ! crie mon père.
Il est devenu très nerveux. Il n’était pas comme ça ! Il prétend que c’est nous, Soria et moi, qui l’avons rendu ainsi !
- Écoute ma petite Soria, s’il te plait, il faut que tu restes chez toi.
Soria, surprise, et comme choquée, me regarde dans les yeux, comme pour me dire : « Tu as entendu ? »
Mon père n’y prête aucune attention, ou plutôt il ne veut rien savoir, et continue :
- Il faut que tu arrêtes de venir voir Hamid. Sinon, tu restes ici chez nous, jusqu’à la levée de l’état d’urgence sanitaire !
Puis il se tourne vers moi :
- Et toi ! Toi non plus tu n’iras pas chez elle. Cette fois tu dois absolument m’écouter !
Oui, il est vrai qu’aujourd’hui j’ai eu pitié de lui. Et, en l’entendant me dire que je n’étais pas conscient de la situation et que je ne voulais pas admettre que la mort rôde dans le pays comme elle rôde partout dans le monde, j’ai eu encore plus pitié. Pitié de lui, parce qu’à son âge, il ne devrait plus avoir peur de la mort. En fait je devrais dire que ce sont les aînés qui ont plus peur de la mort que les jeunes. Et ils se mentent quand on les entend dire que pour eux c’est fini, qu’ils n’espèrent plus rien. Mais les jeunes ont leurs rêves, c’est normal. Quant aux vieux, puisqu’ils ont tout vu, tout vécu, que pourraient-ils espérer de plus ?
Aujourd’hui, nous en sommes à la quatrième semaine après l’annonce de l’état d’urgence sanitaire, et c’est l’une des rares fois où j’ai vu ma mère assister à un évènement qui se déroulait sous ses yeux et qui, en plus, la concernait, sans dire un mot.
Soria, touchée dans son amour-propre, s’apprêtait à repartir quand je l’ai retenue, et nous sommes remontés dans ma chambre. J’ai dû déployer des efforts inhabituels pour lui expliquer que cette malheureuse scène aurait pu aussi bien être vécue par d’autres jeunes comme elle et moi. Je lui ai expliqué : « Mon père exige que tu te confines chez nous ou que moi je me confine chez vous, c’est tout, et cela est une bonne chose pour tout le monde. »
Je ne sais pas m’expliquer ces deux attitudes si contradictoires qui ont été les miennes, l’une envers mon père, et l’autre celle que j’ai eue en tête-à-tête avec Soria. J’ai ressenti comme un vide dans mon esprit, une incapacité à réfléchir. Une tristesse énorme. J’avais comme un caillou dans la gorge. Je comprenais que ce n’était pas mon père qui voulait nous réprimer, mais une puissance supérieure qui s’exprimait par sa bouche : celle d’un pouvoir politique mondialisé ? Peut-être ! C’est ce que disent certains nouveaux prophètes qui dénoncent un complot contre l’humanité innocente. Me voilà alors dans l’incompréhensible, l’absurde, l’insaisissable !
- Toi ! que tu te confines chez nous ! s’exclame Soria, comme si j’avais dit une grossièreté.
- Eh bien oui ! Mon père pense au virus qui se propage trop vite. Il a peur que nous ne tombions malades en contaminant les autres. C’est aussi simple que ça ! répliqué-je.
-Tu te confines avec moi, chez nous ? C’est impensable ! dit-elle. Elle est en larmes. Puis elle éclate en sanglots.
Oui, c’est impensable. Non pas pour elle, mais pour ses parents, notamment pour son père. J’ai compris qu’elle pleure, non pas parce que mon père lui a parlé comme il l’a fait, mais parce qu’elle ne supporte pas que nous ne puissions plus nous voir à cause de cette stupidité : enfermer les gens, c’est enfermer notre amour.
On s’est expliqués, et Soria commence à se calmer petit à petit... À un moment je lui ai dit : « La devise partout dans le monde est ‘‘STAY HOME’’, restez chez vous ! »
***
Je repense à tout cela et j’ai envie, moi aussi, non pas de pleurer mais de tout détruire, les murs en premier. La première chose que l’être humain fait et refait à l’infini, c’est circuler. On nous l’interdit ! La meilleure, c’est de voir l’homme et la femme s’aimer. Dans notre cas, Soria et moi, on nous défend de nous rencontrer ! Ainsi ils nous disent de nous aimer à distance comme ils nous ont imposé de travailler à distance. Comme si le but de la vie c’était juste de gagner des sous, et non pas de vivre en société pour s’aimer d’abord, et transformer notre animalité en la transcendant.
Détruire les murs et s’envoler, emprunter aux oiseaux leurs ailes et aller embrasser d’autres cieux, tous les cieux sur terre !
Alors que nous sommes au bord de mon lit, l’un face à l’autre, j’étreins ma chérie et l’attache à moi avec une tendresse qui me semble le seul moyen de résister contre ce vide absurde, contre tous les obstacles, mais aussi contre eux. « Eux » désigne pour moi des entités déterminées et indéterminées, des « je ne sais quoi » personnifiés et inanimés. Ces puissances qu’on connait bien et ces puissances qui sont derrière les puissances, toutes ces puissances qui nous confinent et ne nous laissent plus circuler qu’avec une autorisation signée par les autorités, mais aussi signée par nous-mêmes. Nous sommes une famille vivant sous le même toit, et nous devons disposer non d’une seule attestation, mais de trois, trois autorisations au nom de chacun d’entre nous : ma mère, mon père, et moi. Et chacun signe ! Signe qu’il accepte de se retirer de la vie, de se priver du droit de circuler, l’unique identité commune à tous les humains quelle que soit la culture des uns et des autres, quels que soient leurs dieux ; quel que soit leur statut social. Maintenant ils nous rappellent notre autre identité commune : car ils se sont rendu compte que nous avions tendance à l’oublier. Parce qu’ils redécouvrent qu’à chaque instant nous nous rappelons notre vraie essence commune : la liberté. Alors, c’est comme s’ils nous envoyaient ce message, en permanence : vous êtes libres de croire que vous êtes libres, et nous sommes libres de vous priver de liberté à chaque fois que nous concevons un diktat, peu importe s’il est abscons ou mensonger.
Mais la tendresse suffit-elle pour atténuer la tristesse ? L’amère amertume nous enveloppe tous les deux. Nous restons longtemps enlacés et muets. Seuls les cœurs communiquent, dans la peine comme dans la joie, comme les rayons de soleil nous pénètrent d’un ravissement que nul vocable ne parvient à exprimer. Puis, sans que ni Soria ni moi n’ayons conscience de notre geste, et sans échanger un mot, succombant peut-être à des forces intérieures confuses, nous nous allongeons doucement sur le lit, je me penche sur elle, lui tète le cou, le menton, et pour longtemps nous nous absentons dans le nectar d’un baiser éternel. Ce fut, c’est, ce sera l’éternelle force contre tout, contre tous.
Une heure après, nous nous retrouvons comme si nous avions étés absents l’un à l’autre, alors que tous deux nous ne faisions qu’un, dans la plénitude d’une union de corps et d’âmes. J’ai eu l’impression que même si on nous avait piqués avec des aiguilles, nous n’aurions rien senti. Nous reprenons conscience de notre existence, petit à petit. Nous revenons à la réalité. Nous essayons d’échanger des idées sur les sujets qui nous concernent. Mais à chaque fois cette pandémie, ce confinement, cet isolement cette privation de liberté nous confisquent la parole. Puis un court silence s’installe, après quoi j’entends Soria murmurer : « Lui aussi te ferait, à toi également, la même scène ! »
J’ai compris qu’elle parlait de son père, à elle !
Ma chambre donne sur le jardin. Et au-delà, sur une forêt qui, malgré la densité des arbres, laisse entrevoir la mer et l’océan. C’est grâce à la hauteur de la colline Miramonte qu’on peut voir, de la maison de mes parents, ce paysage époustouflant.
Le quartier que nous habitons porte ce nom : Miramonte. Une appellation datant de l’époque du protectorat franco-espagnol. Il faut prononcer le mot à l’espagnole, et reconnaître que les colonisateurs ont su donner à ce lieu un nom qui lui convient parfaitement. Le regard est nourri par la conjonction forte de trois prodiges de la nature : la forêt, l’Océan Atlantique, et la Méditerranée. Les Marocains et les Espagnols, qui sont conscients et fiers de cette situation géographique unique, partagent ce double espace maritime portant le nom de détroit de Gibraltar, tout en gardant l’éternelle jalousie des voisins, l’un cherchant à égaler l’autre, sinon à le dépasser.
Habituellement, nous dégustons le plaisir d’observer un fragment de ce somptueux paysage. Aujourd’hui, nous sommes perturbés par tous les antagonismes de l’esprit, du cœur et de l’âme ! Ce fichu Covid-19, comme l’appellent les scientifiques, a tout réduit à néant.
Comme elle constate que je me tais, pensant peut-être que je ne veux pas dire du mal de son père, Soria change de sujet :
- J’aime bien ta chambre ! Et cette vue épatante sur l’Atlantique et la Méditerranée réunis dans une étreinte éternelle…
- Oui ! Auparavant, c’était la chambre de mon frère Amal.
Elle est debout à la fenêtre, contemplant longuement le paysage. Puis elle se tourne, vient vers moi, m’offre un long baiser. Un baiser aussi fécond que fut l’alliance d’Ève et d’Adam, à la naissance de l’amour de l’homme et de la femme. Un baiser qui en engendre d’autres, pour la fusion de nos deux âmes en une seule. Soria est ravissante, et sait préserver sa beauté sans jamais se maquiller. Cela aussi, je l’adore en elle. La tendresse qu’elle m’offre à travers nos baisers et nos étreintes élève notre affection jusqu’à des sommets de sensualité.
- Je crois qu’il est temps que je me retire…
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Je n’avais jamais vu mon père révolté contre moi comme je l’ai vu aujourd’hui.
Mon pays est en pleine crise sanitaire, et la panique y gagne les cœurs chaque jour. Très proche de l’Europe, moins de sept milles seulement le séparent de l’Espagne. Sous les cieux de ce voisin du nord auquel le Maroc est attaché par de multiples liens – dont aucun n’est à sacrifier – l’épidémie causée par le nouveau coronavirus s’étend chaque jour à grande vitesse. Cependant, là où la situation sanitaire est catastrophique, angoissante à un point qu’on n’aurait jamais pu imaginer, là où le virus a fait le plus de ravages, c’est en Italie et en France : ces deux terres européennes que tous mes concitoyens chérissent. Et voulez-vous savoir pourquoi ? Mais c’est évident, c’est parce que des milliers de Marocains non seulement y travaillent et y vivent, mais aussi parce que leurs parents, âgés et dépourvus de tous les moyens qui leur permettraient de se soigner correctement dans leur pays, y trouvent des hôpitaux bien équipés, et un personnel soignant d’une probité exemplaire.
- Est-ce que tu n’es pas conscient du fait que la mort rôde partout sur terre ? me lance mon père, irrité…
Je le regarde et constate qu’il est dans tous ses états et, au fond de moi-même, j’ai pitié de lui, mais je n’en laisse rien paraitre. Il se tait pendant un moment qui me parait un siècle, car il ne cesse de me regarder. Mon père n’est pas violent, au contraire il est doux, et préfère la sérénité au trouble, quelles que soient les contrariétés qui pourraient le mettre hors de lui.
Tout cela est arrivé à cause de la visite de Soria, ma gracieuse fiancée. On s’aime à la folie. Notre amour ne veut ni admettre ni comprendre cet état d’urgence sanitaire burlesque, caricatural, accompagné de mesures dont le confinement est l’aspect le plus cruel. Cela est vrai pour tout le monde, mais pour Soria et moi, c’est monstrueux. Comment pourrions-nous ne pas nous voir chaque jour, alors qu’il nous tarde de nous détacher de nos deux familles et de faire comme tout le monde : voler de nos propres ailes et vivre notre vie de couple, en autonomie !
Le gouvernement de mon pays a déclaré l’état d’urgence sanitaire, ce mois de mars 2020, pour limiter – martèle-t-il – la propagation du nouveau virus. Nos fiançailles avaient été officialisées en septembre 2019. À peine six mois plus tôt ! Ce coronavirus aurait dû attendre quelques années encore, pour ne pas tomber au moment où nos deux familles avaient programmé notre fête de mariage, avec tout ce que cela implique : de longs et complexes préparatifs. « Une nuit pour fêter un mariage exige une année de préparation », ressasse ma grand-mère maternelle. Elle vit avec nous et, depuis nos fiançailles, elle ne cesse pas d’en parler. Lorsque j’ai annoncé que j’avais une liaison avec une fille, et que nous avions décidé de nous marier, elle a rugi un youyou interminable.
Je suis plus ami avec ma grand-mère qu’avec ma mère. Celle-ci, ma sœur Hiba, mon frère Amal et moi, nous l’appelons entre nous « Le Maréchal ». Elle ne l’a jamais su et j’espère qu’elle ne le saura jamais. Il nous arrive de parler devant elle en employant ce titre que je lui ai moi-même attribué, sans qu’elle se rende compte que c’est bien d’elle qu’il s’agit. Et tout cela nous amuse beaucoup. Mon père est au courant. Sûrement il a compris notre jeu à partir de nos échanges particuliers. Cela lui plait à lui aussi, c’est certain. Quand ma mère dit quelque chose, il faut l’écouter. On ne discute pas avec Le Maréchal. Par contre, lui, il est indulgent, sauf quand il s’agit de comportements liés à notre scolarité et à notre alimentation, domaines dans lesquels il ne tolère et n’a jamais toléré aucun écart. Pour le reste, il laisse « couler l’eau », selon l’expression arabe traditionnelle signifiant « laisse tomber, ne sois pas trop ferme ». Il a pour l’éducation des enfants des idées plutôt bizarres si on les compare à celles de certains pères de culture musulmane. Dès notre jeune âge, il nous faisait écouter des chansons de grande valeur, du genre de celles de Marcel Khalifa, Oumaima, Jacques Brel, Aznavour, Doukkali, Oum Kaltoum, Fairouz, Najat, etc. Et il nous entrainait pour nous faire danser avec lui. Pour lui, l’enfant doit être libre dans la maison, on ne doit rien lui refuser.
- Même s’il sème la pagaille dans la maison ? s’indigne ma mère.
- Et alors ?
- Même s’il casse des choses de valeur dans la maison ! s’exclame encore Le Maréchal.
- Même… Rien n’a autant de valeur qu’un enfant ! philosophe encore mon père.
- Tu appelles ça de l’éducation, toi ?
En fait, mes parents sont d’accord sur tout, ou presque. Mais dans les rares cas où ils n’arrivent pas à se mettre d’accord, c’est toujours mon père qui cède. Il se retire calmement dans le coin où est installée sa bibliothèque, en tire un livre, et le passe à ma mère :
-Tiens lis ça, surtout le chapitre… (et il lui indique un chapitre qui, selon lui, correspond au sujet de leur discussion).
Souvent, ça finit comme ça. Lui, on l’appelle monsieur Bouquins.
Dans notre enfance, si c’était ma mère qui nous faisait réviser nos leçons ou veillait à ce que nous fassions nos devoirs, c’était lui qui nous lisait des histoires. Et quand nous avons grandi, il a été hors de question qu’on ne lise pas un livre pour en faire un petit exposé une fois la lecture achevée. Il avait raison, puisque la lecture, de même que nos sports préférés, est devenue dans notre existence un passe-temps tout à fait normal.
Mais cette époque est révolue. Nous avons avancé en âge. Nos études terminées, nous avons trouvé un métier et chacun a appris à voler de ses propres ailes. Mon frère, Amal, médecin généraliste, père de Mamoun et de Sara, occupe un poste de responsabilité dans un grand hôpital public, et gagne bien sa vie. Il est heureux dans son foyer avec Sana qui, elle, est ophtalmologue. C’est ainsi que, côté travail, chacun s’est rangé – même moi le cadet, avec mes trente ans. Et de ce côté, mes parents sont tranquilles. Mais ils s’inquiètent pour moi. Ils disent qu’il est temps que je me marie. Ils ont connu certaines de mes petites amies. La dernière, avant Soria, s’appelait Sonia. Bizarre, leurs prénoms ne varient que par une seule consonne : du coup, la prononciation est presque la même. Ma grand-mère, quand qu’elle parle de Soria, prononce Sonia. Même si on la corrige à chaque fois, elle continue de se tromper. À la fin, tout le monde a cédé, même ma mère qui n’aime plus du tout entendre parler de Sonia. Elle la considère comme responsable de mon isolement, qui selon elle n’a que trop duré, contrairement à ce qu’ont vécu mes copains qui se sont tous mariés et ont dû, par la force des choses, couper avec moi. Bien sûr, au moment des repas, si je dis quelque chose qui ne leur convient pas, ou si je ne réponds pas à quelqu’un qui m’interpelle à propos de ceci ou de cela, il m’arrive de lire dans leurs regards. Ils se disent, sans ouvrir la bouche : « Laissons passer, nous savons qu’il est anormal ! »
Un jour, j’ai entendu mon père dire au téléphone à Pierre, l’un de ses amis français :
- Je ne sais quoi te dire, une fois il est normal, une autre fois il est anormal.
- …. ….
- Mais, non ! Il ne s’agit pas de nous !
- …. ….
- Il refuse d’aller voir un psy, Pierrot.
Mon père l’appelle Pierrot, et Pierre appelle mon père Ba Stof pour dire Mustapha. À leur âge, ils se prennent toujours pour des jeunes gens. Pierre a connu Sonia, mais pas encore Soria. Quand il la connaitra, je suis sûr qu’il me dira au téléphone :
- Amène-nous Soria ; viens avec elle à la maison.
- …. ….
- Bon d’accord, mais une fois en France, viens à la maison.
Pierre est un grand ami de mon père. Ils se racontent presque tout, même leurs bêtises, et Dieu sait qu’ils en font de temps en temps. Bizarre, ils ont des tempéraments différents et pourtant ils sont amis. Ce qui les unit ? Nous l’ignorons. Il y a leurs livres, leurs voyages où sûrement ils font leurs bêtises en douce, leurs parties de boules. Eux, ils appellent ça un sport, ce qui nous amuse. Mais ce sont surtout la lecture et le monde des livres qui font leur complicité. Pierre est un autre monsieur Bouquins, si ce n’est le premier. Quand ils voyagent, de temps en temps, ils tiennent à ce que cela s’effectue entre copains, comme s’ils avaient encore vingt ans. Trois choses seulement les unissent ? Apparemment, mais ce qui reste caché, Dieu seul le sait, pense Hiba, qui ne manque jamais d’user de ses talents de détective.
Quant à moi, je n’espionne pas mon père, mais il se trouve que son bureau donne sur le balcon. Et chaque fois que j’y vais pour prendre l’air, et que lui est en train de téléphoner, je capte quelques phrases sans le vouloir. Car mon père s’exprime au téléphone à la manière de ces heureux montagnards dialoguant à propos de leurs troupeaux : l’un sur un sommet et l’autre au fond de la vallée. Il parle très fort, imaginant peut-être que, puisque son interlocuteur est loin, il faut qu’il crie pour pouvoir se faire entendre.
Ainsi, juste avant cet accrochage à cause des visites de Soria et de mes sorties pour faire du sport, je l’ai encore entendu dire à Pierre au téléphone :
- Tu sais bien qu’on supporte tout de lui.
- …. ….
- Mais oui, mais cette fois, il a dépassé les bornes !
- …. ….
- Non ! Ce que je crains moi, c’est qu’il soit dans le déni de la réalité !
- …. ….
- Je ne sais pas Pierrot, je ne sais pas ! Le peu que je sais, c’est qu’elle est gentille, sympathique. C’est une fille qui, devant nous, parle peu. Mais il faut que je te dise que son père est borné, c’est tout ce que je sais de lui ! Sa mère est plutôt une femme bien.
- …. ….
- Où est le problème ? Le problème, c’est elle ! Elle non plus ne veut pas comprendre ! Pour elle comme pour lui, le confinement, c’est du matraquage ! Elle vient le voir tous les jours…
Mon père nous accuse, Soria et moi, de prendre des risques, de nous mettre dans des situations qui pourraient tourner au drame. Pour lui, nous ne sommes pas conscients de la gravité de la situation sanitaire dans le pays, ni, d’autre part, des risques que nous courons nous-mêmes en refusant de nous confiner et de nous isoler l’un de l’autre. Notre comportement pourrait créer le danger, pas seulement pour nous, explique-t-il, comme s’il s’adressait à des personnes dépourvues de toute instruction, pas seulement pour nos proches, mais pour toute la ville de Tanger et même pour le Maroc tout entier, pour toute l’humanité. Mais oui, toute l’humanité ! Puisque cet ennemi qu’est Corona ne reconnait pas l’existence des frontières qui séparent les humains.
- Toute l’humanité ? ironise ma mère.
- Bien sûr ! Mais bien sûr, cet ennemi de l’être humain vole et se déplace dans l’air à la vitesse de la lumière ! crie mon père.
Il est devenu très nerveux. Il n’était pas comme ça ! Il prétend que c’est nous, Soria et moi, qui l’avons rendu ainsi !
- Écoute ma petite Soria, s’il te plait, il faut que tu restes chez toi.
Soria, surprise, et comme choquée, me regarde dans les yeux, comme pour me dire : « Tu as entendu ? »
Mon père n’y prête aucune attention, ou plutôt il ne veut rien savoir, et continue :
- Il faut que tu arrêtes de venir voir Hamid. Sinon, tu restes ici chez nous, jusqu’à la levée de l’état d’urgence sanitaire !
Puis il se tourne vers moi :
- Et toi ! Toi non plus tu n’iras pas chez elle. Cette fois tu dois absolument m’écouter !
Oui, il est vrai qu’aujourd’hui j’ai eu pitié de lui. Et, en l’entendant me dire que je n’étais pas conscient de la situation et que je ne voulais pas admettre que la mort rôde dans le pays comme elle rôde partout dans le monde, j’ai eu encore plus pitié. Pitié de lui, parce qu’à son âge, il ne devrait plus avoir peur de la mort. En fait je devrais dire que ce sont les aînés qui ont plus peur de la mort que les jeunes. Et ils se mentent quand on les entend dire que pour eux c’est fini, qu’ils n’espèrent plus rien. Mais les jeunes ont leurs rêves, c’est normal. Quant aux vieux, puisqu’ils ont tout vu, tout vécu, que pourraient-ils espérer de plus ?
Aujourd’hui, nous en sommes à la quatrième semaine après l’annonce de l’état d’urgence sanitaire, et c’est l’une des rares fois où j’ai vu ma mère assister à un évènement qui se déroulait sous ses yeux et qui, en plus, la concernait, sans dire un mot.
Soria, touchée dans son amour-propre, s’apprêtait à repartir quand je l’ai retenue, et nous sommes remontés dans ma chambre. J’ai dû déployer des efforts inhabituels pour lui expliquer que cette malheureuse scène aurait pu aussi bien être vécue par d’autres jeunes comme elle et moi. Je lui ai expliqué : « Mon père exige que tu te confines chez nous ou que moi je me confine chez vous, c’est tout, et cela est une bonne chose pour tout le monde. »
Je ne sais pas m’expliquer ces deux attitudes si contradictoires qui ont été les miennes, l’une envers mon père, et l’autre celle que j’ai eue en tête-à-tête avec Soria. J’ai ressenti comme un vide dans mon esprit, une incapacité à réfléchir. Une tristesse énorme. J’avais comme un caillou dans la gorge. Je comprenais que ce n’était pas mon père qui voulait nous réprimer, mais une puissance supérieure qui s’exprimait par sa bouche : celle d’un pouvoir politique mondialisé ? Peut-être ! C’est ce que disent certains nouveaux prophètes qui dénoncent un complot contre l’humanité innocente. Me voilà alors dans l’incompréhensible, l’absurde, l’insaisissable !
- Toi ! que tu te confines chez nous ! s’exclame Soria, comme si j’avais dit une grossièreté.
- Eh bien oui ! Mon père pense au virus qui se propage trop vite. Il a peur que nous ne tombions malades en contaminant les autres. C’est aussi simple que ça ! répliqué-je.
-Tu te confines avec moi, chez nous ? C’est impensable ! dit-elle. Elle est en larmes. Puis elle éclate en sanglots.
Oui, c’est impensable. Non pas pour elle, mais pour ses parents, notamment pour son père. J’ai compris qu’elle pleure, non pas parce que mon père lui a parlé comme il l’a fait, mais parce qu’elle ne supporte pas que nous ne puissions plus nous voir à cause de cette stupidité : enfermer les gens, c’est enfermer notre amour.
On s’est expliqués, et Soria commence à se calmer petit à petit... À un moment je lui ai dit : « La devise partout dans le monde est ‘‘STAY HOME’’, restez chez vous ! »
***
Je repense à tout cela et j’ai envie, moi aussi, non pas de pleurer mais de tout détruire, les murs en premier. La première chose que l’être humain fait et refait à l’infini, c’est circuler. On nous l’interdit ! La meilleure, c’est de voir l’homme et la femme s’aimer. Dans notre cas, Soria et moi, on nous défend de nous rencontrer ! Ainsi ils nous disent de nous aimer à distance comme ils nous ont imposé de travailler à distance. Comme si le but de la vie c’était juste de gagner des sous, et non pas de vivre en société pour s’aimer d’abord, et transformer notre animalité en la transcendant.
Détruire les murs et s’envoler, emprunter aux oiseaux leurs ailes et aller embrasser d’autres cieux, tous les cieux sur terre !
Alors que nous sommes au bord de mon lit, l’un face à l’autre, j’étreins ma chérie et l’attache à moi avec une tendresse qui me semble le seul moyen de résister contre ce vide absurde, contre tous les obstacles, mais aussi contre eux. « Eux » désigne pour moi des entités déterminées et indéterminées, des « je ne sais quoi » personnifiés et inanimés. Ces puissances qu’on connait bien et ces puissances qui sont derrière les puissances, toutes ces puissances qui nous confinent et ne nous laissent plus circuler qu’avec une autorisation signée par les autorités, mais aussi signée par nous-mêmes. Nous sommes une famille vivant sous le même toit, et nous devons disposer non d’une seule attestation, mais de trois, trois autorisations au nom de chacun d’entre nous : ma mère, mon père, et moi. Et chacun signe ! Signe qu’il accepte de se retirer de la vie, de se priver du droit de circuler, l’unique identité commune à tous les humains quelle que soit la culture des uns et des autres, quels que soient leurs dieux ; quel que soit leur statut social. Maintenant ils nous rappellent notre autre identité commune : car ils se sont rendu compte que nous avions tendance à l’oublier. Parce qu’ils redécouvrent qu’à chaque instant nous nous rappelons notre vraie essence commune : la liberté. Alors, c’est comme s’ils nous envoyaient ce message, en permanence : vous êtes libres de croire que vous êtes libres, et nous sommes libres de vous priver de liberté à chaque fois que nous concevons un diktat, peu importe s’il est abscons ou mensonger.
Mais la tendresse suffit-elle pour atténuer la tristesse ? L’amère amertume nous enveloppe tous les deux. Nous restons longtemps enlacés et muets. Seuls les cœurs communiquent, dans la peine comme dans la joie, comme les rayons de soleil nous pénètrent d’un ravissement que nul vocable ne parvient à exprimer. Puis, sans que ni Soria ni moi n’ayons conscience de notre geste, et sans échanger un mot, succombant peut-être à des forces intérieures confuses, nous nous allongeons doucement sur le lit, je me penche sur elle, lui tète le cou, le menton, et pour longtemps nous nous absentons dans le nectar d’un baiser éternel. Ce fut, c’est, ce sera l’éternelle force contre tout, contre tous.
Une heure après, nous nous retrouvons comme si nous avions étés absents l’un à l’autre, alors que tous deux nous ne faisions qu’un, dans la plénitude d’une union de corps et d’âmes. J’ai eu l’impression que même si on nous avait piqués avec des aiguilles, nous n’aurions rien senti. Nous reprenons conscience de notre existence, petit à petit. Nous revenons à la réalité. Nous essayons d’échanger des idées sur les sujets qui nous concernent. Mais à chaque fois cette pandémie, ce confinement, cet isolement cette privation de liberté nous confisquent la parole. Puis un court silence s’installe, après quoi j’entends Soria murmurer : « Lui aussi te ferait, à toi également, la même scène ! »
J’ai compris qu’elle parlait de son père, à elle !
Ma chambre donne sur le jardin. Et au-delà, sur une forêt qui, malgré la densité des arbres, laisse entrevoir la mer et l’océan. C’est grâce à la hauteur de la colline Miramonte qu’on peut voir, de la maison de mes parents, ce paysage époustouflant.
Le quartier que nous habitons porte ce nom : Miramonte. Une appellation datant de l’époque du protectorat franco-espagnol. Il faut prononcer le mot à l’espagnole, et reconnaître que les colonisateurs ont su donner à ce lieu un nom qui lui convient parfaitement. Le regard est nourri par la conjonction forte de trois prodiges de la nature : la forêt, l’Océan Atlantique, et la Méditerranée. Les Marocains et les Espagnols, qui sont conscients et fiers de cette situation géographique unique, partagent ce double espace maritime portant le nom de détroit de Gibraltar, tout en gardant l’éternelle jalousie des voisins, l’un cherchant à égaler l’autre, sinon à le dépasser.
Habituellement, nous dégustons le plaisir d’observer un fragment de ce somptueux paysage. Aujourd’hui, nous sommes perturbés par tous les antagonismes de l’esprit, du cœur et de l’âme ! Ce fichu Covid-19, comme l’appellent les scientifiques, a tout réduit à néant.
Comme elle constate que je me tais, pensant peut-être que je ne veux pas dire du mal de son père, Soria change de sujet :
- J’aime bien ta chambre ! Et cette vue épatante sur l’Atlantique et la Méditerranée réunis dans une étreinte éternelle…
- Oui ! Auparavant, c’était la chambre de mon frère Amal.
Elle est debout à la fenêtre, contemplant longuement le paysage. Puis elle se tourne, vient vers moi, m’offre un long baiser. Un baiser aussi fécond que fut l’alliance d’Ève et d’Adam, à la naissance de l’amour de l’homme et de la femme. Un baiser qui en engendre d’autres, pour la fusion de nos deux âmes en une seule. Soria est ravissante, et sait préserver sa beauté sans jamais se maquiller. Cela aussi, je l’adore en elle. La tendresse qu’elle m’offre à travers nos baisers et nos étreintes élève notre affection jusqu’à des sommets de sensualité.
- Je crois qu’il est temps que je me retire…