Muzungu (avatar)

Muzungu

Abonné·e de Mediapart

31 Billets

0 Édition

Billet de blog 1 avril 2010

Muzungu (avatar)

Muzungu

Abonné·e de Mediapart

Le Pin Kôd 7 - La guerre de classe du Simba Hall

Le jour du meeting où tout le personnel était convié dans le Simba Hall était arrivé. Imaginez une vaste salle en amphithéâtre, comme à la télé lors des sommets internationaux, avec un micro à chaque place, une vaste estrade, les cabines des interprètes... 500 personnes, et la salle était aux trois-quarts vide. Impressionnant.

Muzungu (avatar)

Muzungu

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Le jour du meeting où tout le personnel était convié dans le Simba Hall était arrivé. Imaginez une vaste salle en amphithéâtre, comme à la télé lors des sommets internationaux, avec un micro à chaque place, une vaste estrade, les cabines des interprètes... 500 personnes, et la salle était aux trois-quarts vide. Impressionnant.

Sur la tribune, face au public, une dizaine de sièges en demi-cercle. Les discours commençaient. En fait, tout était en anglais, bien que le français fût l’autre langue officielle du Tribunal et que de nombreux salariés soient francophones. Un porc, réputé pour sa technique de drague lourdingue, avachi dans un costume le boudinant, prit la parole en premier. Le chef de je ne sais plus quoi. Puis une technocrate en tailleur utilisa un vidéoprojecteur pour un exposé sur l’évolution de la politique de ressources humaines de l’ONU. Elle était envoyée par la maison-mère pour nous expliquer en substance qu’on revenait trop cher pour une efficacité douteuse. Car l’ONU combine merveilleusement classicisme bureaucratique et techniques ultramodernes de management.

J’étais décidé à intervenir, et je guettai le moment propice. Un rouquin d’une quarantaine d’années, la tête de con du type auquel on a envie de mettre des claques juste pour le plaisir, du chef teigneux qui exerce son pouvoir comme d’autres exercent un génocide, méthodiquement, implacablement, en se prenant pour dieu alors qu’il n’est finalement qu’une enflure impuissante bandant par procuration, ce rouquin monta sur scène, regard haineux sur la salle. Il ne devait même pas savoir jouir de ses abus de pouvoir.

C’était SA. C’était lui qui laissait mon formulaire moisir sur son bureau. Il fallait y aller sans réfléchir. Je me levai et contournai les rangées de siège. Les gardes ne me prêtaient aucune attention. J’approchai de l’estrade, tendu à l’extrême, un garde prit garde (ce qui était étymologiquement cohérent) à moi lorsque je l’escaladai vivement (l’estrade, pas le garde prenant garde). Il m’interpella, mais j’étais déjà sur la scène, j’approchai des intervenants en cercle et saisis un micro baladeur que j’avais repéré. Une rumeur enflait dans la salle, la tribune était interloquée, SA ne m’avait toujours pas vu et commençait à crachoter dans le micro pour exiger le silence, outré de cet insolent chahut.

Je parlai. D’une voix grave et poignante, je racontai la brève histoire de mon Pin Kôd inaccessible, de ma femme qui se morfondait seule dans notre home devant la cheminée éteinte, là-bas dans les frimas du 9-3. Je demandai ce qu’était cette administration aveugle, censée servir la justice, qui traitait ses précaires comme des salariés de seconde zone. J’évoquai ces autres travailleurs, qui en ce moment même repeignaient les bâtiments du tribunal dans des conditions de travail indignes, utilisant des cordes à nœud pour escalader les sept étages de la façade, pieds nus, sans aucune sécurité : attendrions-nous que l’un d’entre eux s’écrase à nos pieds pour réagir ? Et ces femmes de ménage, licenciées collectivement à cause d’un vol dont personne ne connaissait le coupable : quelle justice pouvait sortir de ce mépris des droits les plus élémentaires des travailleurs ?

La rumeur d’abord hostile, outrée de cette insolence, s’était tue. Les quelques gardes qui s’étaient précipités à la rescousse de leur collègue pour intervenir et faire cesser l’incroyable événement restaient indécis au bas de l’estrade. Ceux qui s’étranglaient, comme le tribun interrompu dans ses crachotements, le faisaient en silence, ce dont je leur savais gré.

Et peu à peu, tandis que progressait mon intervention, que j’évoquais la Révolution française et la fin des privilèges, la Commune et la révolte des ouvriers-esclaves de la bourgeoisie triomphante, la naissance de la CGT, puissant outil d’émancipation des classes laborieuses, 36, le Front populaire… l’émotion montait comme une vague lente et puissante, submergeait tout. Les gardes pleuraient, les fonctionnaires ouvraient la bouche comme pour boire mes mots, la salle se nimbait d’une lumière orangée.

Je me tus, posai le micro, et tendis les mains aux gardes qui ne tarderaient pas à me menotter. Au silence absolu une sourde rumeur succéda. Un frisson de colère parcourut les rangs. Un groupe de français, dans le sang desquels bout toujours la lave de la révolution sociale, chahuta côté cour.

Mais c’est SA lui-même qui déclencha l’incroyable furie en criant hystériquement aux gardes en larmes qui s’étaient jetés à genoux devant la croix où j’étais cloué : « Arrêtez-le ! Mort ou vif ! Arrêtez-le ! »

Un gang de short term jaillit des rangs ordonnés et sauta sur l’estrade : une hache lâcha un éclair argenté avant de rougir l’air d’une traînée liquide, la tête rouquine projetée comme un ballon de rugby tandis que la salle se transformait en une mêlée ahurissante.

Les têtes des chefs au bout des piques décoraient la cour de l’African international conference centre, l’AICC, où siège le Tribunal. Les visages livides aux yeux exorbités tiraient des langues verdâtres. Les peintres en bâtiment hilares levaient le poing, perchés sur les façades. La foule me portait en triomphe. D’un saut preste je me hissai sur un balcon du bâtiment Kilimandjaro. Et commençai une harangue vengeresse :

« Comrades ! We pulled the oppressor ! But the fight only begin ! The prolétariat… »

Merde, comment ça se dit « prolétariat », en anglais ?

J’eus le temps de me maudire d’avoir oublié mon dico.

Et je me réveillai.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.