Et puis mon contrat a été prolongé. J'étais conscient que si je continuais six mois de plus sur cette route, je n'échapperai pas à la chimiothérapie, et, en tant que précaire à l'ONU, je n'avais pas d'assurance maladie. Alors je décidai d'affronter à nouveau le Masaï. Ses affaires prospéraient, ils étaient désormais deux, il avait peut-être embauché un vendeur, je ne sais pas.
Et le Massaï a recommencé son harcèlement quotidien.
Là, je me suis dit : fini de rire. Je vais lui apprendre qui je suis, d'où je viens, mes ancêtres les Gaulois normands, franc-comtois et peut-être espagnols s'il est vrai que mon arrière-grand-mère a fauté, bordel, faudrait voir à pas pousser mémé dans les orties.
Je me suis lancé dans l'apprentissage systématique des formules de salutations. C'est dingue. Même aujourd'hui, j'en apprends de nouvelles, et il arrive qu'un autochtone tente une manoeuvre de déstabilisation sournoise. C'est tellement compliqué, les salutations, en kiswahili, que mon proprio hésite à sortir de chez lui: comme il connaît plein de monde, la moindre course lui prend des heures.
Mais fini de rigoler, m'étais-je affirmé. Je me suis échauffé sur les commerçants (qui doivent penser que les Français sont d'une politesse presque exagérée), les vendeurs à la sauvette (un peu dépités qu'après deux plombes de salutations je ne leur achète rien), les Tanzaniens du tribunal (le matin, le midi et le soir, une Tanzanienne de la sécu, au check point, a le droit à la totale), Eladi (il s'en fout, tant que je l'empêche pas de faire la vaisselle), etc.
J'exécutai un dernier test avec une copine serveuse sympa.
C'était le midi, il y avait beaucoup de monde dans le restau, elle était pressée, mais je ne la lâchais pas avant qu'elle m'ait donné des nouvelles de son gamin, son mec, ses parents, sa maison, ses frères et soeurs, qu'elle m'ait confirmé que tout baignait à Mwanza (chez son jules) et à Kijenge (chez elle), que sa santé et celle de ses proches était au top, que son réveil s'était passé sans anicroches, ainsi que la matinée, et qu'elle attaquait le milieu de journée dans une forme éblouissante. Je glissais opportunément quelques remarques sur la météo du jour, la grande saison des pluies qui s'éternisait.
Elle était bluffée (ou exaspérée ?).
J'étais prêt.
Et le lendemain, je suis retourné voir le Massaï. Il somnolait dans le parking, derrière son étal, avec quelques potes. Il me regardait approcher. Un sourire commençait à lui découvrir une canine brunie. J'approchai calme et déterminé, droit sur eux. Un harmonica résonnait dans le lointain. Mes éperons sonnaient sur le bitume usé. Je crus entendre un étalon hennir, à moins que ce ne soit une chèvre.
Le Masaï ne se laissait pas impressionner. Tant mieux, la victoire serait plus écrasante. D'un geste sûr et décontracté, il fit glisser le rabat de son ponch... sa couverture, mais je fus le plus rapide:
« Habari za asubuhi? » (j'attaquai franco, il ne s'agissait pas de faire dans le détail).
Cet enfoiré me répondit un truc que je ne compris pas. J'eus un petit coup au coeur, mais ne me laissai pas désarçonner. J'enchaînai par un « nzuri kabisa » qui lui fit lever un sourcil interrogatif, mais il répliqua par un nouveau truc incompréhensible. Ça commençait à puer. Je paniquai et affirmai péremptoire : « Kumekucha ». Son deuxième sourcil se levait. Je tentais de me rattraper aux branches en lui demandant comment marchait sa boutique. Les autres enfoirés autour commencèrent à se marrer. Je me sentis virer au rouge. Soit je partais en courant, soit je trouvais un moyen de rebondir. En anglais, je demandai le prix des couvertures (masaï). Le Masaï me répondit dans la même langue, celle de Margaret (avec un petit accent - masaï). Je lui achetai cette putain de couverture en marchandant à peine, deux fois plus cher qu'en ville.
Avant de partir, le vendeur supposé du Masaï me révéla que ce dernier ne parlait quasiment pas kiswahili, qu'il débarquait de la brousse et avait estimé plus rentable d'apprendre l'anglais avant le kiswahili.
Ce pourri, depuis le début, me disait bonjour en masaï ! Dans une langue que je savais même pas que ça existait !
Le soir, je demandais à mon proprio, qui est réputé être un peu massaï sur les bords, s'il pouvait m'apprendre à dire bonjour en masaï (c'est mon côté obtus).
« Ouh là là! C'est vachement compliqué les salutations en massaï ! »
J'ai pris mon côté obtus, je l'ai plié en quatre, et je passe par cette route qui me vaudra un cancer.