Mon proprio, c’est Bwana Guta pour les inconnus, Baba Mgeni dans le quartier. Baba Mgeni est sympathique (enfin, je crois), mais il est davantage convaincu au moment d’encaisser le loyer que pour sortir des thunes (par exemple pour changer le four qui n’a jamais fonctionné). Cela dit, c’est le principe fondamental du proprio.
La baraque part gentiment en couille, les ampoules cassées ne sont pas remplacées, les moustiquaires sont trouées (Baba Mgeni, les moustiques lui disent merci), le ménage est de plus en plus sommaire… Les menues réparations quotidiennes sont faites si elles ne coûtent rien : un cintre remplace avantageusement le mécanisme rouillé de la chasse d’eau défaillante. Parfois même, une crise subite le prend : il a voulu remplacer les fleurs d’un parterre: hélas la crise l’a quitté après qu’il a arraché les fleurs en place mais avant qu’il n’en replante d’autres.
Baba Mgeni est un Tanzanien muslim castriste à la voix rauque, complètement parano, persuadé qu’il est la cible de la Compagnie (cf la CIA).
Ainsi, lorsque l’amie avec laquelle je logeais à mon arrivée lui avait signalé qu’il y avait deux valises d’origine indéterminée dans son placard, il s’était installé dans notre salon pour élaborer sa théorie : une des deux valises avait été laissée par un type louche qui avait logé ici. Pourquoi louche ? Il passait son temps à écrire, probablement des rapports pour la Compagnie (avec un grand « c »). La preuve ? Une étiquette sur la valise indiquait son nom.
Quand à la seconde valise, le mystère restait complet, ce qui renforçait sa thèse : qui d’autre que des agents de la CIA pouvait abandonner des valises presque neuves qui devaient coûter bonbon ?
Il échafaudait en sirotant un Tangawizi (un soda au gingembre), nous l’écoutions avec intérêt depuis une bonne demi-heure, essayant de contribuer à l’éclaircissement de ce mystère en modérant son enthousiasme (il ne fallait en effet pas omettre la piste du Mossad) ; l’Anglaise qui passait boire un verre au mauvais moment (pour elle) subissait accessoirement des feux croisés tanzano-français (elle défendait le bilan de Blair sur l'Irak, ce qui pimentait le débat… et elle devenait toute rouge de colère, ce qui était assez distrayant).
Puis l’épouse de Baba Mgeni vint s’asseoir en notre compagnie (avec un petit "c"). Elle, c’est une Tanzanienne catholique terre-à-terre.
Elle doucha notre enthousiasme, particulièrement celui de son époux, qui se réjouissait d’avoir enfin sous la main une preuve tangible du Complot, qui plus est devant des témoins passionnés. En fait, la valise du supposé « rédacteur de rapports secret-défense » avait été laissée temporairement par le jeune homme (l’ex-agent supposé de la CIA) qui passerait la récupérer quelques jours plus tard. Quand à celle de la barbouze tellement discrète que personne ne l’avait vue, elle appartenait à leur propre fils et Mama Mgeni (l’épouse) l’avait rangée là par manque de place chez eux.
Notre proprio écoutait ces explications, impassible. Se demanda-t-il furtivement si par hasard, sa femme… Mais il préféra abandonner le terrain. Il se leva et sortit, en essayant de ne pas perdre davantage la face, le moral sévèrement atteint. Son épouse le regardait attendrie. Ou désespérée ?
Baba Mgeni se fait discret maintenant sur la Compagnie. Il se contente de demander des biographies à lui imprimer au bureau sur Wikipédia : Carlos, George Galloway, Ben Laden… Et aussi Sarko et Ségo. En 2008, il s’était passionné pour ce duel pathétique : on l’avait déprimé en lui révélant que quel que soit le vainqueur, le petit teigneux busholâtre ou la blairiste rosâtre, il ne subsisterait pas grand chose du (très) relatif antiaméricanisme étatiste français. Il avait très bien résumé la situation : « La peste ou le choléra ? » Eh oui. Un choix difficile.
Baba Mgeni souvent, le soir, vient raconter ses histoires : son équipée sauvage vers Cuba sur un cargo, l’enterrement d’un pote chasseur mort d’avoir bouffé un os de poulet de travers (le pote devait être relatif, ça le fait bien marrer), ou l’histoire de ce gamin-voleur… un petit chef d’une petite bande de petits voyous multipliant les petits larcins, qu’il connaissait par son nom de guerre. Une connerie de trop et il s’était retrouvé pris au piège, lynché par la foule, battu à mort. Ici on ne plaisante pas avec les voleurs, et l’inefficacité complaisante de la police encourage la « justice » populaire, les milices d’autodéfense. Baba Mgeni avait alors découvert que derrière le nom de guerre de la petite terreur se cachait le fils d’un ami. Sa voix était plus rauque qu’habituellement, en évoquant les politiciens vendus aux multinationales, qui s’engraissaient sur le dos du pays, eux, en toute impunité.
A ce propos, la presse, ici, dans ce pays sous-développé, a singulièrement plus de panache que nos fadasses Monde-Libé-Figaro. Le Citizen, principal quotidien du pays, mène campagne depuis de longs mois contre les multinationales de l’or qui exploitent les travailleurs, polluent l’environnement, et ne reversent rien à l’Etat; et dénonce le ministre complaisant. Cela vaut au journal quelques procès en cours.
Le premier avril, le quotidien a fait sa une (j’y ai cru une semaine !) sur l’expulsion des multinationales. L’article concluait par : "Nous n’avons pas actuellement les moyens techniques d’exploiter industriellement notre or, eh bien, plutôt que de le brader pour enrichir quelques politiciens corrompus et les multinationales occidentales, conservons-le pour les générations futures."
Et Le Citizen, régulièrement, pousse le vice jusqu’à faire des unes sur des grèves! C’est certainement une conception différente de « Citoyen ». Comprennent rien, ces sauvages.