C’est finalement le soir que je l’ai récupéré. A vrai dire, la seule différence avec le moment où il avait encaissé la thune en disant « 15 minutes », c’est que le kit éclairage avait été monté... par dessus le papier d’emballage du cadre.
Ça n’a pas été pratique du tout d’enlever le papier et le plastique d’emballage sans arracher le fil de la dynamo entortillé autour. D’ailleurs, je l’ai arraché. J’en ai chié pour le rebrancher. C’est con, j’aurais mieux fait de le laisser pendouiller, parce qu’en fait, la lumière ne fonctionne pas. Le kit dynamo étant fourni gracieusement avec le vélo, je ne pouvais me plaindre : il représente cependant, lui et la manière dont il est monté sur la bicyclette, une sorte de synthèse idéale du truc qui n’a aucune chance de jamais éclairer quoi que ce soit, à moins d’une intervention divine. D’ailleurs, l’ensemble releve plus de l’œuvre d’art - de l’emballage à la Christo au fil entortillé partout - que du vélo fonctionnel.
Mais foin de ces jérémiades oiseuses. J’étais désormais équipé, les locaux allaient voir ce qu’ils allaient voir.
En fait, j’avais oublié un léger détail, ayant, dans les lointaines contrées qui m’avaient vu naître, troqué depuis quelque temps déjà le vélo pour la moto, c’est que, contrairement à cette dernière, si le vélo consomme et pollue moins, il possède deux pédales qu’il faut actionner pour se mouvoir. Et de chez moi au boulot, il se trouve qu’il y a une pente, dont je découvris cette curieuse caractéristique : elle est plus accentuée du côté de la route que du trottoir (sauf en taxi). Si je me fais bien comprendre.
Je parvenais cependant à doubler, d’un élan qu’il serait excessif de décrire comme souple et puissant, les bicyclettes sino-bataves ahanant dans la côte de Themi (mon quartier). Je devinais le regard admirateur des types soufflant sur leur clou rouillé sans vitesse avec des sacs de 50 kilos accrochés à l’arrière. Je tiens à préciser que leur handicap était atténué par le fait que déjà, à ce moment-là, je n’avais plus que 7 vitesses sur 21 qui fonctionnaient.
Evidemment, les autres VTT sans ballots, eux, me doublaient insolemment : probablement les fourbes avaient-ils toutes leurs vitesses.
Ça, c’était au tout début. Les premiers jours. Seuls la lumière et le plateau ne fonctionnaient pas.
Puis, rapidement, la selle s’est desserrée. Et le guidon. Ce dernier m’a lâché alors que je m’intégrais délicatement dans la circulation à connotations italiennes d’Arusha, et je ne comprenais pas pourquoi en tournant à gauche dans le sens de la file (si tant est qu’on puisse appeler une file cette conception du déplacement automobile évoquant plutôt, peut-être, un circuit d’auto-tamponneuse), le vélo s’obstinait à obliquer vers la droite où un pare-choc de dala-dala fonçait en klaxonnant comme un taureau furieux (je sais que les taureaux ne klaxonnent pas, c’est une figure de style). J’ai eu l’impression d’entendre les passants crier « Ole ! » lorsque j’ai feinté subtilement le minibus chargé de passagers pour m’échouer sur le bord de la route, à quelques centimètres de l’égout à ciel ouvert. C’est là que j’ai pu constater la cause de mon tourment.
C’est d’ailleurs en allant porter la bicyclette chez l’Indien suite à ces désagréments, qu’elle a commencé à couiner pitoyablement à chaque tour de roue : une pédale se dévissait, ce qui entraînait des hurlements déchirants, chaque jour plus stridents. Ils m’ont accompagné trois semaines, et pourtant je ne m’y suis jamais habitué. J’étais le « Muzungu qui grince ». Les enfants riaient à mon passage. Je craignais parfois qu’ils me jettent des pierres pour me faire taire. Les gens me montraient du doigt en se bouchant les oreilles. J’étais la risée de tout Arusha. Pourtant, obstinément, je continuais à utiliser ce vélo dont aucun être censé n’aurait pu admettre qu’il était quasi neuf.
Et chaque matin, tout au long de la longue côte entre mon domicile et le Tribunal pénal international pour le Rwanda, je grinçais. Chaque jour un peu plus. C’était mon chemin de croix.
Mon bonheur, c’était le soir, la longue descente qui ne nécessitait que quelques coups de pédale, dans le silence à peine troublé par le gazouillis des 4X4, peu nombreux dans mon quartier.