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Billet de blog 14 mai 2010

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La théorie du regard droit et fier 2

Mais je m’éloigne de mon propos. J’avais une théorie, disais-je. C’est la théorie du « Regard droit et fier, pas d’hésitation, marche comme si tu savais parfaitement où tu vas. » C’était un peu long comme nom de théorie, c’est vrai. Mais c’est comme ça. 

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Mais je m’éloigne de mon propos. J’avais une théorie, disais-je. C’est la théorie du « Regard droit et fier, pas d’hésitation, marche comme si tu savais parfaitement où tu vas. » C’était un peu long comme nom de théorie, c’est vrai. Mais c’est comme ça.

La première observation sur le terrain, c’est que la couleur de la peau est ici un principe d’altérité irréductible, renforcé par un recoupement sociologique : il y a localement des Noirs riches, il n’y a pas de Blancs pauvres. Le branleur de base avec sa bonne conscience et son guide du routard (qui a voté Ségolène Royal dès le premier tour en 2008) se métamorphose ici en millionnaire dont l’espérance de vie est deux fois supérieure à celle de l’indigène. Irréductible, donc.

La deuxième observation, c’est que le pénible local avec son stock de toiles peintes-parapluies-journaux-colliers massaïs sera davantage tenté de s’en prendre, dans la catégorie millionnaire blanc, à :

1) un branleur, qui a par conséquent du temps libre

2) un touriste, qui ne comprend rien

Puisqu’on ne peut changer notre peau, ne reste que la possibilité de paraître :

1) pressé

2) sûr de soi

3) un vieux de la vieille à qui on ne la fait pas

C’est un principe que j’adopte en toutes circonstances, et en particulier quand je me promène en ville, sur les routes battues ou dans les sentiers urbano-champêtres où le Muzungu est une espèce encore inconnue (en 4x4, c’est inaccessible, à pied, c’est trop dangereux, pensez donc, il y a des Noirs avec des machettes, et les Noirs avec les machettes on a vu ce que ça donnait au Rwanda).

Le problème de ces sentiers urbano-champêtres, c’est qu’ils présentent souvent des chausse-trappes inattendues, des pièges insoupçonnés par le novice, d’autant que les ruisseaux qui les traversent servent également d’égouts en plein air.

J’avançais donc en compagnie d’une amie sur un de ces sentiers que nous découvrions, ayant loupé un autre raccourci entre le centre-ville et notre domicile. Nous revenions du labeur, j’étais vêtu de ma veste de tweed sur une chemise fraîchement repassée (« tweed » parce que ça fait bien, je n’ai aucune idée de la composition de cette veste), d’un pantalon noir sobre, et de chaussures de ville, comme on dit dans les milieux autorisés. Bref, pas la tenue la plus appropriée pour un rallye pédestre.

La vie est cruelle: j’expliquais justement ma théorie à la copine, qui me suivait circonspecte, lui assenant que la grâce naturelle avec laquelle je me mouvais, sous les regards admiratifs des indigènes épatés par mon élégance décontractée, résidait dans une capacité d’analyse à flux tendu de l’information permettant de progresser en milieu hostile comme si je connaissais chaque pierre du chemin, sans la moindre hésitation.

Nous approchâmes alors d’un ruisseau-égout. Pas de bol, personne devant nous pour repérer le passage le plus approprié. Une paysanne cultivait son carré de maïs biologique à 10 mètres à droite. Quelques écoliers sur la gauche bavardaient en nous regardant venir. En face, un groupe de jeunes gens assis tapaient la causette en matant du coin de l’œil les Muzungus égarés.

Je n’avais pas le choix, je devais appliquer ma théorie.

Avec nonchalance, un petit sourire sûr de moi au coin des lèvres, je sautai adroitement sur une motte de terre un peu boueuse d’où il me serait loisible, grâce au bond suivant, d’atteindre l’autre rive.

Pas de bol, je m’enfonçai instantanément jusqu’à la taille.

Jusqu’à la taille… je n’eus que furtivement le temps de me demander quand ça s’arrêterait, en m’accrochant aux herbes de la rive, même la pestilence de la boue immonde qui m’aspirait ne m’apparaissait pas encore. J’aurai le temps de l’apprécier sur le chemin du retour, puis pendant le long nettoyage de mes oripeaux.

L’autochtone est comme la vie, cruel. Cela dit,le Muzungu n’est pas en reste… aucune solidarité dans le malheur… La copine qui m’accompagnait se fendait la poire de concert avec les connards et autres chiards morts de rire, tandis que je m’extirpai de mon bain. La salope.

Hagard, j’avais réussi à me hisser jusqu’à la rive, en sauvant mes deux pompes de la succion boueuse. Je regardai autour, et ne voyais que des faces hilares, impitoyables. L’ex-copine avait même posé ses sacs pour se plier plus à son aise (elle osa prétendre, plus tard, que c’était pour voler à mon secours).

La vieille femme me fit signe. Les traits emprunts d’une gravité digne, elle ombrageait la scène de sa réprobation. Pour m’indiquer le chemin, elle avança vers le gué, à quelques mètres de là. Elle ne pouvait savoir que je maîtrisais à la perfection la langue swahilie. J’empruntai maladroitement le passage, avec dix kilos de boue à chaque jambe. Cette femme était une Juste parmi les nations. Je ne l’oublierai pas. « Shikamoo », comme on dit ici aux nobles vieillards : Je te baise les pieds. Au sens figuré, car le sens propre n’était guère adapté à mon état, et je doute qu’elle aurait poussé la compassion jusqu’à m’autoriser à la toucher.

Bref, j’ai complété ma théorie du « Regard droit et fier, pas d’hésitation, marche comme si tu savais parfaitement où tu vas. » Par : « En cas de doute, mieux vaut quand même s’arrêter deux minutes, voire demander conseil à la vieille paysanne au bord du chemin. » Demeure un point à éclaircir : et s’il n’y a pas de vieille paysanne au bord du chemin ?

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