Même Baba Mgeni, mon, proprio, qui m’invite aux mariages, aux anniversaires - entre deux évocations de ses problèmes bancaires -, même lui commençait à me regarder d’un sale œil. De manière de plus en plus insistante, il me signifiait qu’une solution devrait être trouvée. Il y avait un atelier de réparation de vélo juste à côté, il me suggéra que je pourrais avoir l’heureuse idée de m’y rendre, proposant même de m’y accompagner.
Je rechignais cependant à admettre que ce vélo acheté neuf si peu de temps auparavant soit déjà dans un tel état de décomposition, et je retournais obstinément chez l’Indien pour qu’il tienne sa promesse, même tardivement. Je l’ai soupçonné d’avoir positionné des guetteurs alentour, car curieusement il s’était comme évaporé de sa boutique. Je tombais systématiquement sur un mécano, qui s’acharnait à réparer les rares trucs qui marchaient au lieu de s’intéresser à ce qui ne marchait pas, il m’énervait, et en plus il me demandait de la thune. Si c’était pas de l’abus, là, franchement, je savais pas.
J’ai fini par abandonner, impuissant. Je me suis résolu à recourir aux services de l’atelier indiqué par mon proprio.
Le réparateur a démonté la pédale, et m’a montré qu’elle était déformée, ainsi que le boulon. Il a découpé un bout de tôle de son toit, qu’il a ajusté sur la pédale. Quant au boulon, un gamin est parti en cavalant et est revenu dix minutes après avec un type qui tenait un boulon un peu rouillé : 2000 ! 500 ! 1500 ! 1000 ! Bon, 1000 shilling le boulon, 500 la main d’œuvre.
Les Africains sont incroyablement débrouillard. Ils sont capables de tout réparer avec trois bouts de ficelle. Comment ai-je pu oublier ce précepte ? En fait, le problème de ce vélo, c’est qu’il était trop neuf, c’était juste une question d’harmonie avec l’environnement, la nature est bien faite. Noyé d’enthousiasme, je me suis promis, la fois suivante, de faire réparer le plateau.
Je suis reparti vers mon calvaire, suant mais heureux. 200 mètres. Jusqu’à ce que le grincement recommence, et que la pédale aussi découragée que moi, chée pitoyablement sur la chaussée.
Il faudra encore une semaine d’allers et retours chez ce branque de réparateur de mes c… pour que Baba Mgeni, excédé de voir son prestige remis en cause devant son locataire avec une telle insistance, par un obscur mécanicien, fasse souder la pédale à l’axe. Il faut dire que pour le mécanicien aussi, il devenait urgent de trouver une solution durable pour ma pédale, la surface de son toit diminuant dangereusement.
Et ça a l’air de marcher. Je ne grince plus, je commence à réussir à doubler les retraités arthritiques, les enfants ont trouvé d’autres centres d’intérêt, on s’habitue au Muzungu à bicyclette. Une fois, je suis parti à pied, une bande de jeunes m’a demandé des nouvelles de ma monture. En ne se moquant qu’à peine, discrètement, plus par tradition que par conviction.
Et je repasse régulièrement, en allant au marché, devant la boutique de l’Indien. Il a réapparu à partir du moment où j’ai arrêté de le chercher. Je dois dire que je lui ai battu froid les premiers temps. Et puis, dimanche dernier, il m’a dit bonjour. Je lui ai répondu. Et il m’a demandé si tout allait bien. Oui, ai-je finement répondu, tout roule… excepté le vélo. Ça l’a bien fait rire.