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Billet de blog 23 mars 2010

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Le Pin Kôd 2 - Un preux à la rescousse

N’allez pas croire que j’avais agressé une secrétaire innocente et prendre pitié d’elle. Les interahamwe aussi prétendaient obéir aux ordres, et en tant que salarié du TPIR je sais de quoi je parle.

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N’allez pas croire que j’avais agressé une secrétaire innocente et prendre pitié d’elle. Les interahamwe aussi prétendaient obéir aux ordres, et en tant que salarié du TPIR je sais de quoi je parle.

Sur la route du cinquième étage pour dénicher le mystérieux chef responsable de mes maux, je croisai Fatouma, une secrétaire de notre service, compétente pour ce qui relevait de l’assistance face à l’Administration, mais là ce n’était plus de l’assistance, c’était de la résistance. Elle prit la chose de manière très décontractée, qui me surprit, même si je ne doutais pas un instant de l’issue favorable du combat que j’allais livrer. Et elle m’envoya vers notre chef direct, en me suggérant qu’il règlerait ce petit contretemps en trois coups de cuillère à pot.

Je ne sais pas si vous avez déjà vu un caméléon en action, ça à la vitesse de déplacement d’un paresseux (l’animal) sous Tranxène, et ça vous regarde en se concentrant très fort pour se rendre invisible. Mon chef, c’est ça. Sauf qu’il est moins doué pour le camouflage. Quand il comprend qu’on est là pour lui, qu’on l’a vu, que le doute n’est plus permis, il dit « Bonjour, ça va », même si c’est la douzième fois de la journée qu’on l’aborde, il tend une main molle pour gagner du temps, et sourit avec l’air le plus abruti qu’il peut. Et pour ça il est très doué.

Après les salutations d’usage, je lui exposai l’affaire qui menaçait de faire trembler le TPIR, voire de mettre fin prématurément à la carrière du nouveau secrétaire général de l’ONU si le scandale éclatait. J’achevai ma longue tirade. Il me regardait sans rien dire. Il espérait très fort que je sorte, je le lisais dans ses yeux, comme une prière. Dans une autre situation, il aurait pu me toucher. Là non.

Voyant que je restais immobile, qu’il n’y avait aucun espoir que je m’en aille ma bile déversée, que Dieu, une fois de plus, ne viendrait pas à son secours, à tout hasard, il me tendit à nouveau la main. Je l’effleurai vaguement afin de ne pas l’essorer au-dessus de son bureau encombré de papiers.

« Ah, mais alors… Ah oui, c’est un problème ça… Ils ne veulent pas te donner un pin code… Ah, mais ça va pas ça… Mais pourquoi…

- Ils disent qu’il y en a qui sont partis sans payer…

- Ah, s’il y en a qui sont partis sans payer…

- Mais non ! C’est débile ! On touche pas le dernier salaire tant qu’on n’a pas payé ! Et pour dépenser plus que le dernier salaire en téléphone il faudrait y passer toutes ses heures de travail pendant trois mois ! Et pis c’est quoi ça : parce qu’une personne ou deux exagèrent, on supprime ce droit pour tous les short term !!! C’est parfaitement injuste ! »

Il craignit de devoir se refader l’intégrale du réquisitoire, il n’avait plus le choix, il fallait agir. Il décrocha le téléphone pour appeler le service de la communication.

Il n’eut pas le temps de finir ses demandes d’explication : à peine la secrétaire comprit qu’il s’agissait de moi, elle se mit à hurler (je l’entendais sans haut-parleur) :

« C’est pas moi, c’est l’Administration, il faut voir avec l’Administration, c’est pas moi ! » Et elle raccrocha.

Mon chef interloqué resta une petite minute le téléphone en main. Il le reposa et se tourna vers moi.

« Ecoute, c’est pas possible, ça…

- Oui, ma femme est à dix mille kilomètres… »

J’avais laissé tomber avec une petite hésitation les rejetons, mieux valait se concentrer sur l’essentiel, j’abandonnai donc aussi le cancer au stade terminal.

« Oui, oui, écoute, je vais voir le chef de l’administration cet après-midi, et on va arranger ça. »

Je le regardai ému, le remerciai la voix mouillée. Et pourtant il avait l’air de rien comme ça.

Quelque part, je regrettai presque une victoire aussi facile, sans avoir pu croiser le fer avec ce mystérieux chef de l’administration.

Le lendemain matin, je parvins à coincer mon nouvel allié dans son bureau. Il m’apprit (ou prétendit ?) qu’il avait rencontré le chef de l’administration, et me ressortit ses arguments, espérant me convaincre. Je ne le fus pas et recommençai à m’exciter. Mon chef abattit alors son joker : il avait la possibilité de se porter garant pour moi. Son enthousiasme était loin d’être délirant, mais devant ma détermination à le faire chier, il s’y engagea, évoquant une lettre type qu’il avait déjà utilisée, et sur laquelle il fallait qu’il remette la main.

Je compris que cet enfoiré m’avait mené en bateau : d’une part, il connaissait très bien ce nouveau règlement, d’autre part il avait déjà servi de garant. Sa secrétaire me le confirma : une fournée de stagiaires camerounaises avaient bénéficié de ses faveurs.

De prétendu oubli en allégué manque de temps, cette face de hyène me fit poireauter une semaine. Pour m’annoncer finalement que l’administration n’avait pas accepté sa requête, sans plus de précision, mais qu’il allait tenter d’en rediscuter le bout de gras, à l’occas’, avec un sourire de faux derche à faire douter l’allégorie de la Naïveté, alors parano comme j’étais je compris immédiatement qu’un jour l’un de nous deux creuserait tandis que l’autre tiendrait le revolver.

Ça sentait le sapin. Le Pin Kôd baignait dans un halo brumeux. La lutte pourrait être plus dure que prévue.

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