Résumé : Un enchanteur a dévoilé à J. comment accéder à l’antre de la Bête qui commande les 23 dragons. Il faudra l’abattre pour arracher le Pin Kôd de ses entrailles encore fumantes. Et alors, J. pourra parler à sa belle dans un fil magique – si, depuis le temps, un autre chevalier entreprenant n’est pas en train de se pavaner dans sa couche… Sob !
Un camarade me remplit donc un formulaire en se portant garant pour moi. On m’avait dit de l’envoyer par mél à SA. Prudent, je décidai de doubler le mél par une visite avec une sortie papier. Bien m’en prit. Le camarade ne reçut jamais de réponse à son mél.
J’arrivai déterminé dans le bureau de la secrétaire et demandai à voir SA. Ouhlàlà ! On rencontrait pas SA comme ça ! C’est qu’il était occupé ! Kesse vous croyez, le tribunal ça tourne pas tout seul ! Pis kesse vous voulez, d’abord, non mais rencontrer le patron comme ça lui, pour kiki s’prend ?
Le tout en anglais, comme toujours. Et rebelote pour une explication fumeuse dans une langue qui, si elle avait été celle de Shakespeare, ben on ferait pas tout ce cirque avec ses bouquins. J’avais l’habitude, la secrétaire me regardait et ne panait que dalle.
Elle appliqua la stratégie habituelle.
« Mais vous n’êtes pas du tout au bon endroit, là !
- Ah que si, c’est JM qui m’a dit, et pis c’est la communication qui lui a dit ! Alors… Quand c’est que je peux voir votre chef ? »
Eh hop, un petit coup de fil à la communication (le drame était imminent), suivi d’un autre à JM.
Elle était bien emmerdée. Elle prit mon formulaire. Le lit, perplexe. Que faire ? hurlait ses jolis yeux. Elle trouva une parade qui lui permettrait de gagner une bonne demi-heure.
« Oui, bon, alors là il faudrait préciser votre prénom et votre service, vous comprenez, il faut être sûr que vous soyez au courant de cette demande. »
Ils me les auront toutes faites. Mais si ça pouvait lui faire plaisir… Elle demanda également à ce qu’on enlève le « Good afternoon » introductif et à ce qu’on change de place une phrase.
Cinq minutes après j’étais à nouveau dans son bureau avec le formulaire corrigé.
Elle l’observa aussi attentivement que si elle était Hillary Clinton avant de valider une résolution du conseil de sécurité sur les crimes US en Afghanistan, et me le rendit, en me révélant que je devais me rendre dans le bureau S533 pour le faire viser avant de le ramener ici. Putain. Ils me feront chier jusqu’au bout. Mais je lâcherai pas. Ils m’auront pas vivant. Je lâcherai pas. Putain.
Et je repartis à travers les couloirs, les portes magnétiques, les ascenseurs, les escaliers. Bâtiment Serengeti, 5e étage. Je m’engageai du mauvais côté (la numérotation des bureaux est complètement bordélique, histoire de pimenter les recherches), et dus ensuite revenir à l’autre extrémité. 29, 28… J’approchais ! 29, 30… Tiens ? 31, 32… C’est pas possible ! 33 ! JM !
JM !
Je me retournai brusquement ; où est cette putain de caméra ? Un type du ménage me regardait avec une légère inquiétude. Dans son seau ? L’aspirateur ?
Bon, il n’y avait pas de caméra. Furtivement, je me dis qu’ils étaient peut-être trop fort pour moi. Que ça ne valait pas le coup, tant pis. Pourtant je frappai, sachant que personne ne répondrait, j’ouvrai la porte, sachant que le bureau serait vide, et j’allai dans le bureau des secrétaires pour m’asseoir et attendre… JM était là.
Je me ressaisis. J’étais seul, mais ils n’étaient que 1 000. 800 en enlevant les postés à Kigali, à peine 400 avec les absents pour divers motifs : ils n’avaient aucune chance. J’affrontai JM avec un sourire franc et confiant.
Je lui tendis mon papier.
JM (en anglais) : Ah ! Mais ce n’est pas la procédure, cela ! C’est d’abord SA qui doit mettre le cachet, et ensuite c’est moi qui le mets !
Moi (avec une tête d’abruti congénital, en français) : Moi, la secrétaire de Monsieur SA, elle m’a dit qu’il fallait que je lui ramène le formulaire, alors je comprends pas !
La secrétaire (en kiswahili, hystérique) : Il faut le renvoyer là-bas, il faut respecter la Procédure !
JM (en kiswahili) : En même temps, c’est la quatrième fois qu’il vient depuis ce matin, je ne vais jamais réussir à m’en débarrasser, j’ai une partie de game boy que je n’arrive pas à finir…
La secrétaire : Chef, enfin, la Procédure !
JM (en français) : Ecoutez, donnez-moi votre numéro de poste, je vais le remplir, le faire suivre à SA, qui le fera parvenir à la communication, qui vous appellera sur votre poste.
En clair : dans 2 000 ans, des archéologues, s’ils n’ont pas été dissous dans l’économie de marché d’ici là, trouveront un papier non identifié sous un amas de ruines enfouies, qu’il s’éclateront à essayer de déchiffrer.
Moi (renforçant le côté abruti congénital obtus, mais en même temps gentil) : Mais moi la secrétaire elle m’a dit…
JM (après un regard d’excuse à la secrétaire pas contente) : Bon, je vous le signe.
Cinq minutes plus tard, j’avais le formulaire en mains avec le cachet. Et je m’élançais dans le couloir, le cœur en fête, même si je savais que restait le plus difficile. C’est comme dans les jeux vidéos, c’est le monstre du dernier niveau qui est le plus dur à abattre, et si on foire faut tout reprendre au début.
Le formulaire en main, dûment signé et tamponné par JM, je retournai au K356. J’abordai la secrétaire en lui tendant mon feuillet. Elle ne fut pas peu surprise de me revoir aussi rapidement et, surtout, avec ce qu’elle m’avait demandé. JM se ferait remonter les bretelles. Pourquoi n’avait-il pas exigé de moi au préalable la signature du BOZ212bis, la toison d’or et de la poussière de lune ? Etait-il devenu fou ?
Elle me lança un regard méfiant de biais. Aurais-je des pouvoirs magiques ? Mangeur d’âmes ? Jeteur de sorts ? Féticheur ?
Elle prit le formulaire, le posa sur un coin de son bureau.
« Donnez-moi votre numéro de poste, je vous appelle dès que c’est signé. »
j’attendis l’après-midi. En vain.
Au matin je repassai voir la secrétaire. Je lui expliquai que j’attendais depuis longtemps de pouvoir téléphoner…
Le formulaire était sur le bureau de SA. Elle lui glisserait un mot à l’occasion.
La matinée passa. L’après-midi. Rien. C’était moi qui commençais à fantasmer sur SA. Dans un sabbat nocturne, maraboutait-il mon papier ? Avait-il ricané lorsqu’il l’avait livré aux flammes ? Plus prosaïquement, avait-il été en panne de PQ lorsqu’un accès de dysentrie1 lui avait tordu les intestins ?
J’envisageai la voie de la résistance passive. Gandhi. Je m’enchaînerai à son bureau après être entré en force, j’avalerai la clé et refuserai de la déféquer tant que je n’aurais pas mon formulaire signé…
1 La « dysentrie » est un terme pudique utilisé ici pour désigner l’un des symptômes de cette maladie, à savoir une grosse chiasse.