Guy Valette LA SCIENCE DU PARTAGE
Les raisons de cette colère sont nombreuses et elle traverse tous les secteurs de la société : salariés, jeunes, retraités, petits commerçants, artisans, agriculteurs. Elle est profonde et elle est la conséquence de plus de 40 années de politiques néolibérales avec la mise en concurrence des travailleurs du monde entier d’une part, un appareil de production de plus en plus sophistiqué, gourmand en capitaux, capitaux gourmands en dividendes d’autre part. Politiques qui ont dégradé considérablement la distribution de la richesse par la rémunération du travail. Avec la généralisation de la sous-traitance, des emplois intérimaires, de l’ubérisation de l’économie, le précariat, fragmente encore plus la société. La pauvreté gagne du terrain et beaucoup n’arrivent plus à vivre du fruit de leur travail. Des conquis sociaux comme l’accès aux soins, l’accès à l’instruction, la garantie d’une retraite suffisante pour assurer le quotidien sont mis à mal; les services publics chargés d’assurer ses droits fondamentaux sont en grande souffrance.
Enfin la politique de l’offre, chère à Emmanuel Macron, avec des aides massives allouées aux entreprises et avec une politique fiscale en faveur des plus riches, n’a fait qu’accentuer les inégalités et accroitre la dette de l’État. Dette que devraient payer les propres victimes de cette politique injuste; un comble !
Cette colère n’est pas nouvelle. Il y a eu le mouvement des gilets jaunes en 2018 et 2019, les nombreux mouvements contre la réforme des retraites en 2010,2019, 2024 ; mais toutes ces manifestations ne se sont pas traduites par des avancées sociales ; elles n’ont fait que constater des régressions, accentuant le ressentiment et la défiance envers les responsables politiques du moment qui n’ont que la matraque à portée de main, incapables de proposer une alternative crédible pour garantir un minimum de justice sociale.
Après la crise sanitaire due à la Covid19 de 2020-2022, qui a révélé aux yeux de tous les dégâts de quarante années d’abandon du bien commun, on ne peut continuer à être spectateur de notre propre anéantissement.[1] Il faut être force de propositions pour se réapproprier ce qui doit nous être le plus cher : l’exercice d’un droit imprescriptible à une existence digne en toute circonstance. Face à cette insécurité sociale généralisée, à cette crise politique sans fin, il faut travailler sur des projets qui nous permettront de sortir de cette impasse. Pour cela il faut d’abord partir du constat paradoxal suivant : il existe 10 millions de pauvres sous assistance de l’État et dans le même temps l’ensemble du corps social est très riche avec plus de 15 000 milliards de patrimoine net privé. Nous sommes riches, et en étant plus solidaires, nous avons les moyens de rebâtir un État social à la hauteur des défis que nous avons à affronter pour assurer inconditionnellement à toute personne les droits humains universels qui permettent à chacun et chacune de s’individuer, de se réaliser. Quand le travail rémunéré n’assure plus dans de bonnes conditions l’existence de tous et toutes, n’est-il pas temps, pour pouvoir vivre mieux, de dissocier droit imprescriptible à l’existence et droit à l’emploi?
« Toute société qui prétend assurer aux hommes la liberté doit commencer par leur garantir l’existence. » Léon Blum
Pour assurer ce droit à une existence digne en toute circonstance il est nécessaire de faire une analyse des failles du système actuel de distribution et de redistribution de la richesse créée par le travail pour ensuite reconfigurer l’ensemble de notre protection sociale avec un revenu d’existence universel et inconditionnel et instaurer une véritable Sécurité sociale universelle dans l’esprit de ses fondateurs de 1945.
Cette nouvelle Sécurité sociale universelle « qui couvre l’ensemble de la population du pays contre l’ensemble des facteurs d’insécurité. »[2], devrait constituer le premier dénominateur commun d’un programme de gouvernement, pour en finir avec la charité publique qui nous oblige et nous assujettit. Car il ne peut y avoir de liberté ni de démocratie réelle sans égale considération, sans égalité des droits humains et sans la solidarité des uns envers les autres pour garantir l’égale participation à la vie sociale et politique de l’ensemble des citoyens, pour pouvoir faire pleinement son « métier d’homme« [3], pour pouvoir choisir et pouvoir agir tant qu’il est encore temps avant d’être contraint à ne manger que du malheur.
C’est tout le projet de notre mouvement, le M.F.R.B. : « Construire un État social qui mise intelligemment sur l’épanouissement du capital humain plutôt que sur l’astreinte d’un emploi non choisi. »[4]
Face aux mutations en cours dans le monde du travail comme aux défis environnementaux à surmonter dans les années à venir, on ne peut plus continuer à faire de la diversion, à temporiser, il faut s’attaquer au plus vite à une réforme systémique de la protection sociale. C’est pourquoi nous sommes partie prenante de ce puissant mouvement de colère légitime, pour donner de l’espoir, pour contribuer à tracer un chemin émancipateur, pour convaincre le plus grand nombre de sa pertinence et enfin nous unir pour avoir la force et les moyens de mettre en œuvre dans les années à venir des conquêtes sociales à la hauteur des enjeux d’aujourd’hui. Il faut se rappeler que ce sont toujours des hommes et des femmes « sans la moindre importance » qui ont changé le monde. Un geste, un cri, peut-être le signal pour un mouvement de grande ampleur qui saura trouver l’énergie et les moyens d’abattre ces murs qui nous séparent et nous enferment, pour permettre à tous et toutes de vivre ensemble et de jouir enfin pleinement des richesses que le génie humain ne cesse de produire.
« Chacun de nous peut changer le monde. Même s’il n’a aucun pouvoir, même s’il n’a pas la moindre importance, chacun de nous peut changer le monde » écrivait Václav Havel quelques semaines après la chute d’un autre mur , le Mur de Berlin.
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[1] Barbara Stiegler : Il faut s’adapter-sur un nouvel impératif politique, Éditions Gallimard, 2019, Page 276 : Privés à la fois des moteurs de la réforme et de la révolution, les partis dits progressistes sont un peu partout désarmés, assistant médusés à une troublante perturbation des signes, semblant les condamner soit à l’adhésion passive à la « révolution » néolibérale, soit à la lutte réactive contre ses « réformes » et pour la défense du statu quo. Les anciens conservateurs mutent en progressistes, tandis que les anciens progressistes sont dénoncés comme conservateurs.
[2] Extrait de l’exposé des motifs de la loi de création de la Sécurité sociale d’octobre 1945: « La sécurité sociale est la garantie donnée à chacun qu’en toutes circonstances il disposera des moyens nécessaires pour assurer sa subsistance et celle de sa famille dans des conditions décentes. Trouvant sa justification dans un souci élémentaire de justice sociale, elle répond à la préoccupation de débarrasser les travailleurs de l’incertitude du lendemain, de cette incertitude constante qui crée chez eux un sentiment d’infériorité et qui est la base réelle et profonde de la distinction des classes entre les possédants sûrs d’eux-mêmes et de leur avenir et les travailleurs sur qui pèse, à tout moment, la menace de la misère. …Envisagée sous cet angle, la Sécurité sociale appelle l’aménagement d’une vaste organisation nationale d’entraide obligatoire qui ne peut atteindre sa pleine efficacité que si elle présente un caractère de très grande généralité à la fois quant aux personnes qu’elle englobe et quant aux risques qu’elle couvre. Le but final à atteindre est la réalisation d’un plan qui couvre l’ensemble de la population du pays contre l’ensemble des facteurs d’insécurité. »
[3] Albert Camus dans la peste
[4] Philippe Van Parijs, philosophe, fondateur du B.I.E.N (Basic Income Earth Network.)