Guy Valette - LA SCIENCE DU PARTAGE
Ces derniers jours est ressortie sur la place publique la querelle sur l’existence d’une « gauche des allocations » à opposer à une « gauche du travail ». Vaine chamaillerie qui n’offre aucune perspective émancipatrice.
Jusqu’à présent les droits humains fondamentaux définis par la déclaration universelle de 1948 sont aliénés au droit à un emploi correctement rémunéré, droit qui est loin d’être universel, et c’est là que le bât blesse. Trop souvent pour assurer les conditions concrètes d’existence on est contraint d’accepter un emploi qui peut être soit dévalorisant pour soi ou destructeur pour l’environnement. L’uberisation de l’économie accélère encore la mutation du salariat en précariat. En outre les droits sociaux financés par la cotisation sur le salaire n’arrivent pas à garantir tous les risques . L’État est devenu au fil du temps celui qui en dernier recours vient en aide aux naufragés économiques de plus en plus nombreux. Quand le travail rémunéré n’assure plus dans de bonnes conditions l’existence, n’est-il pas temps de dissocier droit universel à l’existence et droit à l’emploi ?
les droits sociaux
Être à la merci des événements, ne plus pouvoir assurer les lendemains pour soi ou sa famille à cause d’un accident de la vie, de la maladie, de la perte d’un emploi, de la cessation de l’activité liée à l’âge, c’est ressentir un sentiment d’insécurité sociale face à un avenir incertain. De même, ne pas réussir par son travail à assurer un salaire suffisant pour maîtriser son existence en totale autonomie génère ce sentiment d’insécurité qui ronge le quotidien. L’insécurité sociale de celui qui ne dispose pas d’un patrimoine, qui n’est pas propriétaire, qui n’a que son intelligence et son habilité à vendre, a accompagné et accompagne encore l’histoire du mouvement ouvrier.
Au sortir de la deuxième guerre mondiale, le gouvernement provisoire, réunissant diverses sensibilités, a réussi à mettre en place la Sécurité sociale. Sécurité sociale qui est de fait la propriété, le bien commun de tous les salariés. Grâce à leurs cotisations, ils contribuent à construire ce droit à une retraite, à une assurance chômage en cas de licenciement. Par la socialisation d’une part du salaire, l’accès aux soins et la prise en charge des risques liés à la maladie sont assurés; des allocations familiales sont distribuées inconditionnellement aux familles avec enfants.
L’extrait suivant de l’exposé des motifs de l’ordonnance du 4 octobre 1945 sur la Sécurité sociale révèle l’ambition de ce vaste programme de solidarité :
« La sécurité sociale est la garantie donnée à chacun qu’en toutes circonstances il disposera des moyens nécessaires pour assurer sa subsistance et celle de sa famille dans des conditions décentes. Trouvant sa justification dans un souci élémentaire de justice sociale, elle répond à la préoccupation de débarrasser les travailleurs de l’incertitude du lendemain, de cette incertitude constante qui crée chez eux un sentiment d’infériorité…«
Ainsi, si la société des salariés est toujours inégalitaire, avec la Sécurité sociale elle est plus protectrice que dans les pays où elle n’existe pas. C’est possible et cela a lieu depuis bientôt 80 ans grâce à la répartition primaire des revenus salariaux: le salaire net va dans la poche du travailleur, les cotisations assurent ces droits sociaux protecteurs.
Parallèlement à la sécurité de la propriété, il existe la sécurité due aux droits sociaux.
La montée de l’insécurité sociale
Mais, à partir de la fin des années 70, avec la mondialisation et la suppression des barrières douanières, se développe à côté du capitalisme de production, un capitalisme de la distribution et de la communication au service de la société de consommation. Il faut non seulement produire en masse aux dépens des ressources naturelles disponibles et à moindre coût, mais également informer et mettre à la disposition du consommateur, partout dans le monde, des produits toujours renouvelés, magnifiés par la publicité. Pour offrir des biens de consommation à prix réduits tout en préservant les marges, on n’hésite pas à mettre en concurrence les sous-traitants du monde entier. Peu à peu, les ateliers de production se délocalisent. Alors qu’elle avait progressé en un siècle de luttes et d’avancées sociales, la part de la valeur ajoutée revenant à l’ouvrier des pays occidentaux régresse à partir des années 80 avec le triomphe de l’économie libérale.
Au fil du temps renaît ce sentiment d’insécurité. Il faut réduire à tout prix les coûts, la cotisation sociale devient une charge sociale qu’il faut juguler, ouvrant ainsi la porte aux assurances privées individuelles. Sous la menace permanente du chômage, de plus en plus réelle à cause des délocalisations, de la concentration, de l’automatisation de l’appareil de production et de la numérisation de l’économie, on est sommé d’être toujours plus performant dans une compétition internationale sans cesse exacerbée. La généralisation de la sous-traitance, des emplois intérimaires, fragmente encore plus la classe ouvrière. Le recours au chômage partiel, aux temps partiels contraints, aux préretraites, accentue encore la précarité. En 2018, autour de 14 % des emplois sont précaires au lieu de 5 % en 1984. En 2015, un tiers des emplois à temps partiel sont subis, ils concernent en majorité les jeunes et les femmes. Aujourd’hui parmi les 10 millions de personnes qui vivent au dessous du seuil de pauvreté ( à 60 % du revenu médian ) il y a plus de 2 millions de travailleurs. Ainsi c’est bien le système économique néolibéral qui dévalorise le travail et non la garantie de droits sociaux qui s’opposerait à la « valeur travail ».
Les aides sociales
En 40 ans l’assèchement de la distribution de la richesse par la rémunération du travail (salaire et cotisations) a conduit l’État à mettre sous perfusion une partie du corps social avec des aides sociales financées par l’impôt. A chaque crise, en urgence, on ajoute une aide sous la forme d’un chèque, d’une prime. Lorsqu’on a plus de droits sociaux, il y a les minimas sociaux ( RSA, ASPA ), les aides aux familles ( prime de rentrée, de Noël, PAJE, etc..). Les aides aux bas salaires ( prime d’activité pour le salariés, réduction des cotisations pour l’employeur ) complètent le dispositif.
Aujourd’hui l’État finance plus de 50 aides non contributives différentes, ciblées qui absorbent plus de 100 milliards d’euros, soit l’équivalent du montant de l’impôt sur le revenu payé par moins de la moitié des foyers fiscaux et de ce qui reste de l’IFI.
Cette redistribution curative, à postériori, ciblée, conditionnée, stigmatisante, familiarisée, ne réussit pas à s’attaquer aux causes de la pauvreté. De plus par la complexité des procédures, par la stigmatisation, un tiers des ayants-droits ne perçoivent pas ce à quoi ils auraient droit. Surtout elle divise la société en citoyens de seconde classe, les ayants-droits d’un côté et les contributeurs de l’autre, véritable apartheid social où ceux qui réussissent s’arrogent le droit de dire aux perdants comment ils doivent dépenser le peu d’aides que l’État leur octroie, pendant qu’une petite minorité fait discrètement sécession à coup d’optimisation fiscale. Ceux qui se lèvent tôt pour gagner leur vie et qui paient l’impôt ont le sentiment que les assistés leur volent une part de leur travail. Tout cela induit amertume, ressentiment, méfiance et repli sur soi. A la souffrance due à la pauvreté s’ajoute l’humiliation. La république unie et indivisible se fragmente progressivement.
En quatre décennies on est passé d’un système de Sécurité sociale fondé sur le principe de solidarité à une protection sociale fondée sur la charité publique. Alain Supiot[1] Il faut ajouter que l’État peu à peu a pris le contrôle de l’ensemble des organismes paritaires qui administraient les droits sociaux.
En finir avec l’assistanat.
Alors comment passer d’une aumône d’État, sous la forme d’aides sociales, qui assujettit à l’exercice d’un droit social universel qui vous assure et vous élève ?
Beaucoup d’organisations d’entraide et de solidarité réclament un revenu minimum garanti pour les plus démunis. C’est une première étape urgente, nécessaire, mais il faut être plus ambitieux. Car un système qui n’aide que les pauvres creuse encore l’écart qui les sépare du reste de la société. « Une politique pour les pauvres est une pauvre politique » observe Richard Titmuss, théoricien de l’État social britannique.
Deux sociologues suédois ont montré que les pays où les programmes gouvernementaux étaient le plus universels étaient ceux qui réduisaient le mieux la pauvreté. Les gens sont plus ouverts à la solidarité quand elle leur profite personnellement.
Une proposition est de substituer à la redistribution actuelle, faite d’aides sociales organisée par l’État une redistribution universelle transformatrice, préventive et inclusive (Nancy Fraser),[2] ou chacun contribue en fonction de ses moyens en revenus et patrimoine pour financer un droit à l’existence, dissociée d’un emploi. Le tout administrée par une branche de la Sécurité sociale comme le prévoyait déjà l’exposé des motifs de l’ordonnance du 4 octobre 1945:
« …Envisagée sous cet angle, la Sécurité sociale appelle l’aménagement d’une vaste organisation nationale d’entraide obligatoire qui ne peut atteindre sa pleine efficacité que si elle présente un caractère de très grande généralité à la fois quant aux personnes qu’elle englobe et quant aux risques qu’elle couvre. Le but final à atteindre est la réalisation d’un plan qui couvre l’ensemble de la population du pays contre l’ensemble des facteurs d’insécurité. «
Ainsi on reconnait qu’assurer par la solidarité à tous les membres de la communauté les conditions concrètes d’existence est un droit universel, en conséquence inconditionnel et individuel, comme on a reconnu par le passé le droit universel à l’instruction avec l’école gratuite et le droit universel à l’accès aux soins avec l’assurance maladie. Se nourrir sainement, se loger confortablement, se vêtir, pouvoir se déplacer ne peuvent être l’objet de marchandage ni être l’objet de quelconque chantage.
Face aux mutations en cours dans le monde du travail comme aux défis environnementaux à surmonter dans les années à venir, faire de la diversion, continuer de temporiser, de ne pas s’attaquer à une réforme systémique de la protection sociale est totalement irresponsable. Cette véritable Sécurité sociale universelle peut et devrait constituer le premier dénominateur commun d’un programme de gouvernement, encore faut-il qu’elle permette à toutes et tous de s’affranchir de la charité publique qui oblige.
Après les crises successives de 2020-2022 qui ont révélé aux yeux de tous les dégâts de quarante années d’abandon du bien commun, l’ensemble des forces sociales ne peuvent continuer à être spectatrices de leur propre anéantissement.[3] Il est regrettable que ceux qui sont sensés nous éclairer ajoutent de la confusion à la confusion. Il faut être force de propositions pour se réapproprier ce qui doit nous être le plus cher : l’exercice d’un droit à une vie digne en toute circonstance. Car il ne peut y avoir de liberté ni de démocratie réelle sans égale considération, sans égalité des droits humains et sans la solidarité des uns envers les autres pour garantir l’égale participation à la vie sociale et politique de l’ensemble des citoyens. Pour ne plus subir mais pouvoir choisir comment participer pleinement à la création de richesses et ainsi pouvoir agir pour le bien être de toutes et tous en harmonie avec notre environnement.
Assurer des conditions de vie décentes par les droits sociaux universels n’est-ce pas la garantie de cesser de manger du malheur , de pouvoir jouir de toutes ses capacités, de trouver sa place dans la société des humains et ainsi de contribuer pleinement au bien commun?
Pour que chacun puisse exercer le seul métier qui compte qu’Albert Camus appelle dans La Peste le « métier d’homme« .[4] Mais pour cela il ne faut pas devoir perdre son temps, son intelligence, son énergie, sa vie à essayer de la gagner.
Frédéric Worms, dans le Journal Libération, le 13 mai 2021 s’exprimait ainsi :
« L’universel concret est revenu. Il est en fait devant nous. La pandémie l’a fait ressortir sous toutes ses formes : du vaccin aux conditions de travail en passant par la santé individuelle et publique. Oui, c’est « tout un programme ». Mais y en a-t-il d’autres, aujourd’hui ? Ne peut-il pas, ne doit-il pas nous réunir ? » [5]
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- [1] Alain Supiot : Des urnes au travail, nous assistons à la sécession des gens ordinaires – Le Figaro, 22/07/2022
- [2] Comme l’écrit Nancy Fraser dans : « Qu’est-ce que la justice sociale ? » : « Les remèdes correctifs à l’injustice sont ceux qui visent à corriger les résultats inéquitables de l’organisation sociale sans toucher à leurs causes profondes. Les remèdes transformateurs, pour leur part visent les causes profondes. » ( …) « Combinant systèmes sociaux universels et imposition strictement progressive, les remèdes transformateurs, en revanche, visent à assurer à tous l’accès à l’emploi, tout en tendant à dissocier cet emploi des exigences de reconnaissance. D’où la possibilité de réduire l’inégalité sociale sans créer de catégories de personnes vulnérables présentées comme profitant de la charité publique. Une telle approche, centrée sur la question de la distribution, contribue donc à remédier à certaines injustices de reconnaissance. »
- [3] Barbara Stiegler : Il faut s’adapter-sur un nouvel impératif politique, Éditions Gallimard, 2019, Page 276 : Privés à la fois des moteurs de la réforme et de la révolution, les partis dits progressistes sont un peu partout désarmés, assistant médusés à une troublante perturbation des signes, semblant les condamner soit à l’adhésion passive à la « révolution » néolibérale, soit à la lutte réactive contre ses « réformes » et pour la défense du statu quo. Les anciens conservateurs mutent en progressistes, tandis que les anciens progressistes sont dénoncés comme conservateurs.
- [4] Sylvie Portnoy Lanzenberg Notre métier d’humain, Éditions L’harmattan 2020 en référence à Albert Camus qui dans La peste écrit sur le « métier d’homme ».
- [5] Frédéric Worms, « l’universel concret » est de retour, Journal Libération, 13 mai 2021.