I.INTRODUCTION
« La sécurité sociale est la garantie donnée à chacun qu’en toutes circonstances il disposera des moyens nécessaires pour assurer sa subsistance et celle de sa famille dans des conditions décentes. Trouvant sa justification dans un souci élémentaire de justice sociale, elle répond à la préoccupation de débarrasser les travailleurs de l’incertitude du lendemain, de cette incertitude constante qui crée chez eux un sentiment d’infériorité et qui est la base réelle et profonde de la distinction des classes entre les possédants sûrs d’eux-mêmes et de leur avenir et les travailleurs sur qui pèse, à tout moment, la menace de la misère. …Envisagée sous cet angle, la Sécurité sociale appelle l’aménagement d’une vaste organisation nationale d’entraide obligatoire qui ne peut atteindre sa pleine efficacité que si elle présente un caractère de très grande généralité à la fois quant aux personnes qu’elle englobe et quant aux risques qu’elle couvre. Le but final à atteindre est la réalisation d’un plan qui couvre l’ensemble de la population du pays contre l’ensemble des facteurs d’insécurité. »
Tel est l’énoncé de l’exposé des motifs de l’ordonnance du 4 octobre 1945 qui esquissait déjà ce que devait être une Sécurité sociale universelle, la garantie d’un droit universel à une vie digne en toute circonstance, en assurant à tous les membres de la communauté les conditions concrètes d’existence.
77 ans plus tard et après plus de 40 ans de politiques économiques néolibérales, le but final à atteindre non seulement s’est éloigné mais des droits comme l’accès aux soins, l’accès à l’instruction, l’universalité des allocation familiales, la garantie d’une retraite suffisante pour assurer le quotidien sont mis à mal. L’hôpital comme l’école sont en souffrance. Au nom de la compétitivité, il faut réduire à tout prix les coûts, la cotisation sociale devient une charge sociale qu’il faut juguler, ouvrant ainsi la porte aux assurances privées individuelles. Sous la menace permanente du chômage, de plus en plus réelle à cause des délocalisations, de la concentration, de l’automatisation de l’appareil de production et de la numérisation de l’économie, on est sommé d’être toujours plus performant dans une compétition internationale sans cesse exacerbée. La généralisation de la sous-traitance, des emplois intérimaires, fragmente encore plus la classe ouvrière. A la solidarité universelle s’impose la guerre de tous contre tous. Au fil du temps et des crises la sécurité sociale mute peu à peu en insécurité sociale. Les victimes du grand marché sont de plus en plus nombreuses et, crise après crise, l’État et contraint en urgence d’ajouter des aides aux aides et il en profite pour étendre son emprise sur ce qui reste de la Sécurité sociale, ce bien commun. Ce patrimoine commun fait de droits sociaux s’érode ; il est remplacé par des aides sociales conditionnées, familiarisées, complexes à mettre en œuvre, qui ne font qu’assujettir les individus. « Le système des aides sociales, c’est le moyen de faire taire les classes laborieuses qui prennent de plein fouet les ravages du capitalisme mondialisé. » [1] C’est ce qu’écrivait déjà en 1907, Simmel, philosophe et sociologue allemand.
En quatre décennies on est passé d'un système de Sécurité sociale fondé sur le principe de solidarité à une protection sociale fondée sur la charité publique. Alain Supiot[2] Après les conquêtes sociales de 36, 45, 68, 81, c’est le retour à la case départ. Tout est à reconstruire.
II.LES FONDEMENTS D’UNE SÉCURITE SOCIALE UNIVERSELLE
- Que faire quand la distribution de la richesse par le travail (salaires et cotisations) est de plus en plus erratique, que l’insécurité sociale règne alors que la richesse créée n’a jamais été aussi importante ?
- Comment passer d’une aumône d’État qui assujettit à l’exercice d’un droit universel qui élève ?
- Comment assurer à tous les membres de la communauté, en toutes circonstances les conditions concrètes d’existence ? Comment atteindre ce « but final qu’est la réalisation d’un plan qui couvre l’ensemble de la population du pays contre l’ensemble des facteurs d’insécurité. »
Le philosophe marxiste Daniel Bensaïd souligne l’impérieuse nécessité de la socialisation d’une part des revenus :
« La division sociale complexe du travail devrait permettre une socialisation accrue du revenu et une extension des solidarités. Ce serait le sens d’un revenu universel garanti déconnecté́ du travail, non dans sa version libérale d’une aumône de survie mais dans une logique du droit à l’existence et de l’extension des domaines de gratuité. »[3]
Pour cela, il nous faut partir du constat paradoxal suivant :
- Qu’aujourd’hui, le travail ne paie plus alors que la rémunération du capital explose mais la solidarité par les cotisations est toujours totalement assise sur les salaires,
- Qu’il existe 10 millions de pauvres sous assistance de l’État et dans le même temps l’ensemble du corps social est très riche : 1 600 milliards de revenus primaires et plus de 13 400 milliards de patrimoine, rapport entre revenus et patrimoine inégalé depuis la fin du XIX°.
Ainsi sans perdre de vue le combat pour rééquilibrer en faveur du travail le partage de la valeur ajoutée, on peut dès à présent changer de pied en :
- D’une part, répartissant mieux la solidarité entre travail et capital dans le partage de la valeur ajoutée – les machines qui remplacent de plus en plus les humains doivent aussi contribuer par une cotisation à l’existence des salariés qu’elles remplacent, comme le préconisait déjà Sismondi au début du XIX° siècle[4] et B. Hamon avec la taxe robot.
- D’autre part, en substituant à la redistribution actuelle, faite d’aides sociales organisée par l’État une redistribution universelle transformatrice, préventive et inclusive (Nancy Fraser)[5] administrée par une branche de la Sécurité sociale.
- Le tout, pour financer une allocation d’existence inconditionnelle (AUE) et individuelle fondée sur le principe de solidarité universelle : Chacun contribue en fonction de ses moyens (en revenus et en patrimoine) à la satisfaction des besoins élémentaires de l’ensemble de la communauté.
- A revenu universel, contribution universelle.
Ce revenu dissocié de l’emploi, socialisé, véritable salaire de vie, doit être d’un montant suffisant pour éradiquer tout au long de la vie la pauvreté en se substituant à toutes les aides non contributives, conditionnées financées par le budget de l’État (jamais de revenu individuel par unité de consommation < 1200 €) et ainsi « débarrasser les travailleurs de l’incertitude du lendemain, de cette incertitude constante qui crée chez eux un sentiment d’infériorité. »
Ce n’est plus le montant de l’aide qui est négociable mais son financement. Le 1er de chaque mois on reçoit inconditionnellement de quoi vivre dignement, à la fin du mois on contribue en fonction de la rémunération de son activité, de son patrimoine, au financement de cette allocation vitale.
Son financement peut être assuré :
- Par une contribution progressive sur tous les revenus, d’activité et du patrimoine qui remplace l’impôt sur le revenu,
- Par une contribution progressive sur le patrimoine net privé qui se substitue à l’I.F.I.
- Et une cotisation sur le capital productif, l’EBE. Qui remplace la cotisation des AF sur le salaire.
Ainsi il n’en coûterait rien à l’État qui serait dispenser de toutes ces aides sociales qui absorbe plus que la totalité de l’impôt sur le revenu ; seul l’ensemble du corps social serait sollicité suivant le principe de solidarité universelle qui ne demanderait qu’un effort supplémentaire à 5 % des foyers fiscaux les plus dotés en revenus comme en patrimoine.
Une fois mise en place cette nouvelle branche de la Sécurité sociale qui remplacerait l’actuelle CAF et qui distribuerait à toutes les étapes de la vie, de la naissance à la mort, de quoi répondre aux nécessités vitales, il est possible de réorganiser les autres branches (retraites, assurance maladie, allocations familiales) autour de ce pilier central.
- LE FINANCEMENT DES RETRAITES N’EST PLUS UN PROBLEME
L’allocation universelle assure à chacun et chacune indépendamment de l’activité professionnelle une retraite de base de 1200 €. Elle remplace avantageusement l’allocation de solidarité aux personnes âgées (Aspa) qui est conjugalisée et conditionnée aux revenus.
- Elle corrige l’inégal accès au marché du travail et les inégalités de genre des salaires et des carrières professionnelles.
- Elle exerce, en l’amplifiant, la fonction redistributive du système de retraite actuel.
- Enfin, la dissociation entre allocation d’existence et pension de retraite d’activité permet d’unifier le système actuel autour du seul régime de base de la Sécurité sociale, financé par la répartition des cotisations des actifs. Aujourd’hui, le système de retraite repose sur deux piliers : le régime général et le régime des retraites complémentaires (Arcco et Agirc). Demain, avec cette allocation d’existence, le régime général par répartition des cotisations suffirait à lui seul à assurer une pension, fruit du travail durant son existence. On a ainsi une retraite socialisée fondée sur la solidarité universelle avec l’AUE et une retraite individuelle à l’image de sa propre carrière professionnelle.
- On dissocie la fonction redistributive assurée par ce revenu d’existence universel et la fonction rétributive qui serait assurée par le régime général. Dans ce nouveau paradigme à l’allocation universelle d’existence individuelle de 1200 € s’ajouterait une retraite du seul régime de base qui avec une cotisation retraite de l’ordre de 20 % (10 % employeur – 10 % salarié), sur tous les salaires, permettrait d’assurer une retraite d’un montant supérieur à celui du régime général actuel.
- En proposant une solution pérenne, elle permet dans finir avec les contre-réformes des retraites, dont la dernière en date vise à repousser de deux ans l’accès au droit à une retraite et à allonger la durée de cotisation.
IV.AVEC LES ENFANTS PLUS BESOIN D’ÊTRE AIDÉ
L’allocation d’existence, à la naissance de 1800 € et dès le premier enfant de 350 € jusqu’à 14 ans et 500 € de 14 à 18 ans, se substitue avantageusement à la fois à ce qu’il reste des allocations familiales et à toutes les aides complémentaires (PAJE, ARS, Allocation parent isolé, etc…) elle permet par exemple à une maman solo de concilier obligations familiales et l’exercice d’un métier.
V.VERS UNE COUVERTURE MALADIE UNIVERSELLE A 100 %
Avec la diminution du montant des cotisations pour la retraite, il est possible d’envisager d’augmenter le taux de cotisation pour l’assurance maladie, taux qui pour les actifs et les retraités intégrerait à la fois la CSG et la cotisation pour une assurance complémentaire privée ou pour une mutuelle dont le montant dépend des risques et de l’âge.
Avec une cotisation de 20 % sur l’ensemble des revenus d’activité́ (salaire brut, 5 % employé́ -15 % employeur, retraite, allocations chômage) on peut escompter une enveloppe de 250 milliards d’euros. Cela permet de couvrir l’ensemble des dépenses de santé sans avoir à recourir à des mutuelles complémentaires.
VI.UNE ALLOCATION EMANCIPATRICE
Qui permet :
- d’aller vers la civilisation du temps libéré chère à A. Gorz avec un meilleur partage des emplois et une réduction drastique du chômage avec la réduction du temps de travail. Pour cela lorsqu’on est au SMIC on doit pouvoir, avec le revenu universel, gagner plus en travaillant moins pour vivre mieux;
- d’envisager une transition écologique vers un monde plus frugal, à la fois respectueux des êtres humains comme de l’environnement et des ressources terrestres, il doit offrir la possibilité à chacun de faire les choix les plus pertinents pour la collectivité, tant dans son rôle de producteur comme celui de consommateur. Quand la vie n’est plus soumise au chantage de l’emploi et de l’argent, le revenu universel permet de se libérer d’une économie productiviste nocive pour l’environnement pour aller vers une économie plus qualitative.
Il s’agit de construire un État social qui mise intelligemment sur l’épanouissement du capital humain plutôt que sur l’astreinte d’un emploi non choisi. Philippe Van Parijs, philosophe, fondateur du B.I.E.N (Basic Income Earth Network.
VII.POUR L’ENTREPRISE DES COTISATIONS MIEUX REPARTIES
Aujourd’hui alors que les machines remplacent de plus en plus l’ouvrier, les cotisations sont toujours entièrement assises sur les salaires ce qui a justifié pour le gouvernement sous la présidence Hollande l’instauration du CICE qui allège les cotisations pour les bas salaires par une prise en charge de l’État.
En ne conservant sur le salaire brut que la cotisation retraite (10 %) et la cotisation maladie (15 %) et en déplaçant les cotisations chômage, formation et accident de l’assiette des salaires à celle de l’EBE brut avec la nouvelle cotisation pour l’AUE (10 % EBE ) ont fait participer le capital à cette solidarité universelle et à la couverture de l’ensemble des risques .
La réduction des cotisations sur les salaires est compensée par les cotisations sur la rémunération du capital, l’EBE. Dans le cas d’un taux de marge moyen de l’ordre de 30 %, le poids des cotisations serait globalement inchangé́. En revanche, lorsque le taux de marge est plus faible (PME, entreprises récentes ou avec beaucoup de main-d’œuvre), le poids des cotisations sera moindre. A contrario, une grande entreprise avec peu de salaries, très automatisée, avec un taux de marge important contribuera davantage à la protection sociale
VIII.CONCLUSION
Ainsi répétons-le il n’en coûterait rien au budget de l’État, on ne change pas globalement la profitabilité des entreprises et on renforce les budgets des différentes branches de la sécurité sociale tout cela grâce à ce principe de solidarité universelle qui ne demanderait qu’un effort supplémentaire de 5 % des foyers fiscaux les plus dotés en revenus comme en patrimoine. Avec un meilleur partage des emplois par une réduction du temps de travail rendue possible avec l’AUE, le chômage diminuera. Avec cette assurance retrouvée, la possibilité de choisir ses activités, sa profession, le stress diminuera, l’usage de béquilles médicamenteuses, les addictions, les accidents, les maladies professionnelles seront moins fréquentes, les dépenses de l’assurance maladie diminueront.
Après la crise sanitaire de 2020-2022 qui a révélé aux yeux de tous les dégâts de quarante années d’abandon du bien commun, l’ensemble des forces sociales ne peuvent continuer à être spectatrices de leur propre anéantissement.[6] Il faut être force de propositions pour se réapproprier ce qui doit nous être le plus cher : l’exercice d’un droit à une vie digne en toute circonstance.
Face aux mutations en cours dans le monde du travail comme aux défis environnementaux à surmonter dans les années à venir, faire de la diversion, continuer de temporiser, de ne pas s’attaquer à une réforme systémique de la protection sociale est totalement irresponsable.
Cette nouvelle Sécurité sociale universelle peut et doit constituer le premier dénominateur commun d’un programme de gouvernement, encore faut-il qu’elle permette à toutes et tous de s’affranchir de la charité publique qui vous oblige. Car il ne peut y avoir de liberté ni de démocratie réelle sans égale considération, sans égalité des droits humains et sans la solidarité des uns envers les autres pour garantir l’égale participation à la vie sociale et politique de l’ensemble des citoyens, pour pouvoir choisir, pour pouvoir agir tant qu’il est encore temps avant d’être contraint à ne manger que du malheur.
Guy Valette LA SCIENCE DU PARTAGE
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[1] Cité par Alice Zeniter dans Comme un empire dans un empire » Éditions Flammarion – 2020.
[2] Alain Supiot : Des urnes au travail, nous assistons à la sécession des gens ordinaires - Le Figaro, 22/07/2022
[3] Daniel Bensaïd, Éloge de la politique profane, Éditions Albin Michel, 2008, p49
[4] D’après la thèse de Jean de Sismondi, (1773- 1842) l’introduction de nouvelles machines ne profite qu’au patronat. En effet, les profits grossissent alors que les salaires restent les mêmes. Il considère que cette augmentation des capacités de production va mener à des faillites : la consommation ne peut pas suivre le surplus de production puisque les ouvriers ne sont pas payés à leur juste valeur. Sismondi considère que l’inégal partage des richesses est doublement néfaste : c’est injuste et cela provoque des crises de surproduction. Il pense alors à faire augmenter les salaires grâce aux surprofits que crée la machine qui remplace l’ouvrier, en réduisant le temps de travail et en interdisant le travail des enfants. (Wikipédia)
[5] Comme l’écrit Nancy Fraser dans : « Qu’est-ce que la justice sociale ? » : « Les remèdes correctifs à l’injustice sont ceux qui visent à corriger les résultats inéquitables de l’organisation sociale sans toucher à leurs causes profondes. Les remèdes transformateurs, pour leur part visent les causes profondes. » (…) « Combinant systèmes sociaux universels et imposition strictement progressive, les remèdes transformateurs, en revanche, visent à assurer à tous l’accès à l’emploi, tout en tendant à dissocier cet emploi des exigences de reconnaissance. D’où la possibilité de réduire l’inégalité sociale sans créer de catégories de personnes vulnérables présentées comme profitant de la charité publique. Une telle approche, centrée sur la question de la distribution, contribue donc à remédier à certaines injustices de reconnaissance. »
[6] Barbara Stiegler : Il faut s’adapter-sur un nouvel impératif politique, Éditions Gallimard, 2019, Page 276 : Privés à la fois des moteurs de la réforme et de la révolution, les partis dits progressistes sont un peu partout désarmés, assistant médusés à une troublante perturbation des signes, semblant les condamner soit à l’adhésion passive à la « révolution » néolibérale, soit à la lutte réactive contre ses « réformes » et pour la défense du statu quo. Les anciens conservateurs mutent en progressistes, tandis que les anciens progressistes sont dénoncés comme conservateurs.