Choquant. C’est le mot. Paul Varry. C’est le nom.
Un de plus. Un de moins. Un de trop, encore.
Une nouvelle victime, dans la longue liste (226 en 2023 selon AFP) des fantassins du cyclisme au quotidien tombés face aux engins lourds conduits par des brutes écervelées.
Quotidien déjà empreint d’insécurité, ressentie ou vécue, de vexations, d’humiliations, de menaces parfois, de violence en général, s’ajoutant au combat ordinaire de la vulnérabilité au climat, au relief, aux crevaisons, à la chute sans cesse retardée.
L’usage du vélo est en soi une prouesse d’équilibre défiant notre condition naturelle de bipède piéton. Révolutionnaire et téméraire voici 200 ans, il est devenu banal de se propulser à 20km/h sur deux roues fines.
Il est devenu aussi banal, depuis moins longtemps, de partager les routes avec des engins de plusieurs tonnes de métal vrombissants et pestilents, symboles d’une liberté individuelle acquise au prix de guerres pétrolières, parfois d’un statut social voire d’une virilité incertaine, ou agents d’une mondialisation des échanges rapides de produits de consommation (vous l’aurez compris, mon indulgence ne va guère qu’aux transports en commun et véhicules de secours).
Vivant ce combat depuis plus de 20 ans, j’ai intégré l’idée du risque omniprésent, tel un gibier à la saison de la chasse. Quand je roule, je fuis aussi un peu, même si, à la différence du renard ou du lapin, je me casque et me rends bien visible, déguisée en sapin de noël fluo et lumineux, espérant l’indulgence des conducteur.ices qui, dans leurs 1, 2 ou 19 tonnes de ferraille hurlante, doivent me laisser une petite place. Je n’ai jamais savouré l’odeur aromatique des hydrocarbures qu’ils me laissent derrière eux, et recrache parfois leurs suies trop denses en les vouant aux ramoneurs plutôt qu’aux garagistes.
Parfois, j’ose me rebiffer face au chauffard qui me frôle trop près, trop vite, prêt à risquer ma vie pour gagner 2 secondes de la sienne. J’ai eu quelques accidents, quelques os cassés, j’ai échappé de justesse à plus grave.
Parfois je le/la rattrape et lui fais la leçon. J’y vais au bluff, ne pesant pas lourd face à son char. Parfois il/elle admet. Parfois il/elle m’envoie chier, et ça dégénère, je gueule, montre les crocs. En général ils/elles sont pressés et décampent, me laissant avec ma rage, mais certains ont parfois le temps de s’arrêter pour menacer, voire sortir de leur grosse bagnole leur virilité entraînée en salle de sport et m’obliger à m’excuser du doigt d’honneur ayant offensé l’idée de l’inviolabilité de leur fondement. Je ne suis pas Teddy Riner.
Suite au drame parisien, Dimitri Pavlenko et Pascal Praud, dans la matinale d’Europe 1 du 17 octobre, évoquent avec semble-t-il un brin d’effroi l’idée d’une lutte des classes entre les cyclistes et les riches propriétaires de SUV. Mr Pavlenko nuance qu’il n’y a pas que des cyclistes pauvres et qu’il fait d’ailleurs partie des heureux propriétaires simultanés de ces deux véhicules. Mr Praud prend pour une fois des pincettes pour relayer ce questionnement, sentant sûrement venir un procès pour anti-écolo/gauchisme primaire dont il est coutumier (mais il le cherche un peu, souvent).
Cette idée, qui semble orientée (vu les pincettes, mais je sur-interprète peut-être les propos ?) à l’encontre de cyclistes pré-supposés véhéments et agressifs, viendrait du récit du feu cycliste militant frappant le capot du SUV en légitime défense après s’être vu rouler sur le pied par un égoïste trop pressé pour respecter le code de la route, suscitant la réaction apeurée (selon ce qu’a déclaré son avocat à l’AFP) et excessive du meurtrier (car quoiqu’en conclura son procès sur le caractère volontaire ou pas, il y a bien homicide), que les chroniqueurs ne sauraient néanmoins cautionner, bien évidemment.
Le conducteur du char à Tien An Men sut se retenir, lui, d’écraser ce piéton qui lui barrait la route. Il était moins pressé sûrement, moins apeuré (le char ça aide à la confiance) et se savait filmé par les chaînes du monde entier.
Plus récemment, des policiers ont descendu des conducteurs rétifs pour une mise en danger moindre. Les cyclistes civils n’ont pas une telle force de persuasion (heureusement, hein…!). Faudra-t-il s’engager dans la police pour pouvoir rouler à vélo en étant respectés ?
Alors oui, messieurs, il y a une lutte. Une guerre, même. Une guérilla plutôt, vu l’inégalité des forces en présence. Tous les jours, les cyclistes chétifs sur leur cadre et leurs roues fines font face à des monstres d’acier qui les tolèrent, pachydermes heureusement le plus souvent un peu soucieux quand même de ne pas trop écraser ces fourmis (ça salit les roues, les crans c’est long à nettoyer).
Quant à son caractère de classe, il est évident en parlant des cyclistes au quotidien (non pas ceux du dimanche déguisés en coureurs du Tour et fonçant sur des machines de course coûteuses, mais pour la plupart automobilistes le reste du temps). Car il n’y a pas de classes que sociales.
Il est des cyclistes aisés, équipés de bonnes machines, électriques, pliantes, fibro-carbonées, mais qui coûteront toujours moins qu’une voiture (5000€/an minimum, sans le carburant). Il en est qui ont aussi une voiture à côté. J’en fais partie et m’échine pourtant à joindre la gare à 5km (entre les lapins et hérissons écrasés, pas par les vélos…), 200 jours par an par tous les temps, pour aller travailler à 30km. C’est un acte militant (vous savez, le climat, tout ça…), économique (malgré un gros budget chambres à air et pneus crevés) et ça me maintient en forme (plus besoin de rouler le dimanche). D’autres n’ont pas la chance du choix, subissent la contrainte financière et du manque de transports en commun dans nos campagnes. D’autres, urbains, ont compris qu’ils vont ainsi plus vite partout en ville, pour moins cher que les transports en commun saturés et déficients et sans devoir chercher longuement un stationnement à destination.
Alors oui, c’est fatiguant, ça mouille quand il pleut, on a froid en hiver, chaud en été. Et on fait avec. On parlait de virilité, les sportifs en salle et en grosse bagnole ?
Tous ces cyclistes ont en commun leur faible impact sur l’environnement et sur la sécurité des autres usagers (quoiqu’il y a aussi des chauffards à vélo, mais leurs victimes sont piétonnes ou autres cyclistes et c’est exceptionnellement mortel, le cycliste moins lourd et moins rapide étant vulnérable aussi). Tous ont en commun de ne pas abîmer notre monde autant que l’automobiliste, et sont donc en cela moins néfastes que ce dernier.
Car il est temps de nommer égoïstes ceux qui, lorsqu’un autre choix est possible (fût-ce au prix d’un peu plus d’organisation), préfèrent déplacer au moins une tonne de matériaux à grand renfort d’énergie pour transporter leur personne (et un sac ou deux, soit 100kg maxi), sans tenir compte des conséquences de leur acte (liste non exhaustive) : pollutions locales (suies fines, NOx, O3, HAP, microparticules,…) et mondiale (CO2), extractivisme (métaux, hydrocarbures, eau…) gaspillage énergétique, insécurité routière, bruit, odeur, immobilisme physique,… (tout ça vaut aussi pour les voitures électriques, ce joujou haut de gamme pour la bonne conscience des plus aisés).
Il est temps de prendre conscience que l’excès de confort des uns hypothèque celui des autres et la survie future de tous.
Il est temps de se dire que ce n’est pas parce qu’on a les moyens financiers de se payer une (grosse) bagnole qu’on est obligé de le faire sans réfléchir à son impact sur le reste du monde.
Il est temps d’un minimum d’altruisme (au sens large) dans nos actes du quotidien.
Il est temps de partager ce monde équitablement.
Et en cela, c’est bien une lutte de classes, des plus faibles contre les plus forts égoïstes. C’est une lutte pour le droit de vivre et circuler paisiblement en ce monde.
C’est une lutte territoriale aussi.
L’Etat, sensé œuvrer pour le bien commun, a la responsabilité de mettre en œuvre les moyens de partager équitablement ce territoire, d’aménager des zones de sécurité pour les plus faibles et d’y limiter la gourmandise d’espace et de vitesse des plus forts. Ce n’est pas en réduisant les budgets des collectivités territoriales pour rattraper les errements dogmatiques néolibéraux des gouvernements précédents qu’on va y arriver...
Nous, les cyclasses (cette nouvelle sorte de gauchiasse écolo wokiste), ne nous laissons plus faire. Et il faudra vous y faire.