Myriam Charbit

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Billet de blog 25 février 2016

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Vous avez dit moderne, vraiment ? La gauche moderne ou le piège des mots

La gauche de gouvernement qui se revendique moderne, réformiste, en prise avec le réel, est en réalité la plus rétrograde et conservatrice de l'ordre établi que la France ait connue.

Myriam Charbit

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

A l’heure où une grande partie de la gauche est déboussolée, ne comprenant pas le sens – direction et signification – de la politique conduite par le Président de la République et par ses gouvernements successifs, la bataille des mots et de la communication a été engagée par ces derniers, avec une détermination et un savoir-faire d’autant plus magistral qu’il s’avère pervers, culpabilisant ou disqualifiant, pour ceux qui ne se reconnaissent pas dans l’action de celui qu’ils ont élu. Nos gouvernants se revendiquent d’une gauche dite du réel prétendument gênée, dans l’action, par cette gauche radicale qui, décidément, ne comprendrait rien au contexte global… « Circulez, citoyens et militants, y’a rien à voir ! Laissez faire ces grands énarques qui nous gouvernent car, eux, savent comment piloter le bateau France ! » Voilà, en substance le discours qu’égrènent, jour après jour, le Président et son gouvernement, cette élite gouvernante qui persiste à avancer avec des œillères, inattentive à une autre forme de réel qui impliquerait un autre chemin réformiste fondé sur des grandes valeurs, n’en déplaise au Premier ministre en exercice.

Leur réel, ce sont des phénomènes économiques mondialisés pris comme utant de faits acquis et auxquels il faudrait se plier, s’adapter, ce qui signifierait mettre définitivement fin à notre modèle social car la préservation de celui-ci et l’adaptation à cette économie qui n’a ni frontières ni conscience sont purement incompatibles. Ce réel, c’est aussi une guerre de civilisation engagée au nom de la lutte contre le terrorisme, et qui prend le même chemin que celui emprunté par les Américains après le 11 septembre 2001 et dont on connaît aujourd’hui l’inanité et, pire, les visées économiques à peine déguisées consistant à faire main basse sur le pétrole irakien.

Quel est le pendant de ce réel, tout aussi réel donc, mais vu à travers un autre prisme, celui de la gauche humaniste ? Le réel, c’est avant tout le dérèglement climatique et ses conséquences à très court terme dont on voit les prémices avec les réfugiés climatiques ; c’est aussi les inégalités entre les pays du Sud et du Nord, et plus globalement entre riches et pauvres, qui se traduisent, dans notre société par le cortège mortifère des fruits de la mondialisation : délocalisations, dumping social, dérégulation du marché du travail. Le réel, c’est aussi la poudrière du Moyen-Orient dans laquelle les puissances occidentales portent une responsabilité majeure. Et ces phénomènes ne sont pas disjoints les uns des autres car, ce réel-là, est la conséquence directe d’un capitalisme carnassier en fin de course, ne serait-ce que parce que, de façon basique et presque naïve, nous n’avons qu’une seule Terre.

Or, en refusant de s’attaquer à ce modèle libéral qui irrigue le monde tel qu’il est, nos gouvernants en sont à la fois victimes et complices, incapables d’impulser le changement, par manque de courage, d’audace mais aussi parce que leur calendrier est exclusivement électoral et donc court-termiste. Pourtant, il faut qu’ils soient aveugles pour continuer à faire comme si de rien n’était, étant eux-mêmes de plus en plus directement et violemment confrontés à des phénomènes de déstabilisation sociale et politique qui iront en s’accroissant avec des conséquences désastreuses sur les structures démocratiques de nos sociétés. La crise migratoire et la crispation identitaire qu'elle génère chez une frange de nos concitoyens, et que l’on observe par ailleurs dans tout le reste de l’Europe, en est le premier témoignage.

Si l’on revient à l’interrogation de départ, deux interprétations, dont aucune ne s’avère rassurante, semblent se dessiner pour qui veut tenter de saisir avec sincérité le sens caché de la politique menée depuis près de quatre ans au niveau national.

Hypothèse 1 : La gauche de gouvernement serait en panne de stratégie et incapable de produire un projet de société fondé sur un socle de valeurs qui, au regard de la déréliction de la pensée politique de gauche, est important de rappeler : progrès et justice sociale, lutte contre les inégalités et tout particulièrement les inégalités de départ, impliquant de conduire, en priorité, une politique de l’éducation et de la formation qui soit un peu plus ambitieuse que celle consistant à réformer l’orthographe ou à remodeler les enseignements à moyens constants. En somme, la valeur suprême de la gauche – l’égalité – est, aujourd’hui, cruellement absente des politiques publiques tant d’un point de vue économique que dans le traitement du contexte post-attentats.

Au crédit de cette première tentative de compréhension, trois arguments pourraient être avancés :

  • L’incohérence des politiques conduites au sein d’un même gouvernement traduisant l’absence de convictions et/ou l’incapacité du Président Hollande de sortir de son rôle de Premier secrétaire du Parti socialiste, tout tendu qu'il est vers l’élaboration d’une synthèse. Comment, au sein d’un même gouvernement, concilier par exemple les tergiversations sur l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes et les enjeux soulignés lors d’une Cop 21 orchestrée par Laurent Fabius, qu’on ne peut pas soupçonner de méconnaitre les enjeux majeurs sur le front climatique. Gouverner, c’est choisir ; ce n’est certainement pas essayer de faire plaisir à tout le monde.    

  • La valse des ministres témoignant d’une absence de stratégie manifeste, d’une part car chaque ministre veut imposer sa marque sans en avoir le temps, et d’autre part car certains successeurs se sont inscrits en opposition nette avec leurs prédécesseurs. Le cas le plus emblématique est celui d’Emmanuel Macron, Ministre de l'Economie et chantre de la dérégulation, succédant à un Arnaud Montebourg qui, faut-il le rappeler, n’excluait pas, fin 2012, de nationaliser Florange.

  • Le règne des égos et le vaudeville écolo qui, s’il ne confortait pas la désillusion de beaucoup de citoyens, pourrait être risible. Avoir des valeurs et des convictions est toujours honorable mais les troquer pour un maroquin ministériel, c’est affligeant de médiocrité.  

Hypothèse 2 : Le Président de la République, ex-ennemi de la Finance le temps d’un meeting au Bourget, et ses gouvernements tenteraient d’imposer une ligne libérale sur le plan économique et sécuritaire s’agissant de l’ordre public.

  • Libérale sur le plan économique, c’est à présent difficilement contestable, a fortiori depuis que cette ligne n’est plus l’apanage du coryphée, Emmanuel Macron, mais est reprise par l’ensemble du chœur gouvernemental et dernièrement par Myriam El Khomri. Le corpus de textes que ces deux ministres auront porté au cours de la mandature,– et même si la réforme du droit du travail n’est pas encore adoptée, l’intention suffit à en apprécier l’idéologie sous-jacente, – ne peut décemment plus être qualifié de social-démocrate au regard du déséquilibre flagrant qu’il aura renforcé au détriment des salariés et au bénéfice exclusif du patronat. Inutile de rappeler qui sont les thuriféraires des réformes en question : le MEDEF – qui ne prend d’ailleurs nullement sa part dans le chantier de création d’emplois annoncé par P. Gattaz en 2013 – et la droite. Mais s’il est inutile de débattre sur le contenu idéologique de ces réformes tant l’unanimité est à présent grande, il apparaît important de mentionner que ce renoncement à protéger les plus faibles et cette politique socialement régressive constituent un contre-sens historique majeur alors même que les défenseurs de cette ligne revêtent, sans vergogne, les oripeaux de la modernité dans une stratégie de communication bien huilée, ayant pour objectif de laisser penser que le combat contre les inégalités sociales et pour la défense des travailleurs est un modèle passéiste. Et, il faut le dire, Emmanuel Macron comme tous ces ministres qui baignent dans le décorum monarchique de la République, et qui pour certains d’entre eux n’ont jamais exercé un métier du « réel », ignorent tout de la réalité d’une majorité de Français, et ce que signifie vivre avec moins de 1000 € par mois. Ne leur en déplaisent, chaque Français n’est pas en capacité de créer sa propre start-up.

    La supercherie se situe précisément dans cette conception captieuse de ce que peut vouloir dire « être moderne au 21ème siècle ». A l’heure où le creusement entre les riches et les pauvres s’accentue dramatiquement, dans notre pays comme à l’échelle du monde, la modernité signifie-t-elle considérer ce mouvement comme inéluctable ? La gauche n’aurait-elle d’avenir que dans une action politique se contentant de s’adapter et de s’aligner à/sur la « réalité » capitalistique ? La modernité consiste-t-elle à niveler les droits des salariés par le bas et à fragiliser les organisations syndicales, dans un contexte de chômage élevé où, on le sait, les salariés – à qui on répète sans cesse qu’ils ont de la chance d’avoir un emploi pour mieux les culpabiliser en cas de défaillance – sont pieds et poing liés à leurs employeurs ? En quoi est-ce par exemple moderne d’assouplir la dérogation au repos dominical – contre laquelle de nombreuses collectivités et intercommunalités socialistes se sont d’ailleurs positionnées, refusant d’augmenter le nombre de dimanches travaillés – avec les conséquences sociales induites (difficultés pour les salariés concernés à peser face à des grandes enseignes qui voudront ouvrir le dimanche, perturbation de la vie familiale…) et avec le modèle de société que cette réforme véhicule, un modèle exclusivement consumériste avec tout ce qu’il suppose en termes de destruction des matières premières, de pollution et de vacuité ? Est-ce là la seule ambition de notre Ministre-philosophe pour son pays ? Dans la même veine, est-il moderne de vouloir généraliser les bus sur la route au détriment des trains dans un contexte post-Cop 21 où, si l’on veut espérer sauver la planète, cela signifie non pas réduire mais supprimer, à court terme, tout rejet de CO² dans l’atmosphère ?

    La faute morale et politique de cette gauche gestionnaire est majeure car, au-delà d’une analyse économique dépourvue de vision historique, nos gouvernants affaiblissent l’Etat en confortant les positions du grand patronat qui, faut-il le rappeler, n’a aucun intérêt économique à prendre en considération les enjeux du dérèglement climatique ou les ravages de la mondialisation, prise souvent comme un prétexte pour déréguler le marché du travail. Par essence conservateur, le grand patronat, qui s’affranchit allègrement des contraintes sociales, fiscales et politiques, n’a aucun intérêt à changer de paradigme d’autant plus que les externalités négatives sont souvent à la charge des Etats (ex : impact des pesticides, herbicides sur la santé publique).

    La faute morale et politique, c’est aussi de se servir de l’état d’urgence pour museler la vitalité citoyenne dans notre pays, notamment dans le contexte Cop 21 où des militants écologistes se sont vus assigner à résidence alors que l’urgence climatique nous oblige collectivement. La faute morale et politique, c’est une prorogation de cet état d’urgence alors même que la commission des lois de l’Assemblée nationale, présidée par Jean-Jacques URVOAS avant qu’il ne soit nommé…ministre de la Justice, soulignait un essoufflement des mesures de police administrative dès la mi-janvier. Cette faute, inexcusable, c’est surtout de mettre un coup de canif profond à cette égalité républicaine qui fait le sens de notre appartenance à la nation française depuis 1789, en créant deux catégories de Français et en refusant de penser les causes profondes de la dérive de certains jeunes. Mais que peut-on attendre d’autre de la part d’un Premier ministre qui, en 2013, essentialisait une communauté, celle des Roms, et, ce faisant, contribuait à amalgamer et à disqualifier tous les éléments de celle-ci ?

    Alors dans ce contexte où l’on se demande sincèrement si nos gouvernants socialistes et apparentés ne sont pas victimes du virus ZIKA, affirmons que se revendiquer d’une gauche moderne c’est :

  • désirer lutter contre la précarité et, ce faisant, établir un rapport de force avec les grands groupes qui imposent leurs lois et les Etats, pour amorcer une véritable transition économique respectueuse de l’environnement et plaçant l’humain au centre de ses préoccupations.

  • œuvrer pour l’émancipation de chacun, dès le plus jeune âge, en ne se contentant pas d’offrir du pain et des jeux pour acheter la paix sociale

  • négocier enfin ce tournant historique majeur que l’on vit et qui implique un changement de paradigme économique et sociétal en plaçant l’égalité républicaine au cœur de notre horizon de réalisation

  • s’interroger sur la place de l’Etat dans cette configuration où les enjeux n’ont pas de frontière mais où l’Etat doit, plus que jamais, jouer son rôle protecteur

Affirmons que la gauche moderne est celle qui ne renoncera jamais à se contenter du réel mais qui fera toujours du changement social un défi permanent afin de résorber les inégalités que la structuration sociale crée et reproduit.

 « Au moment même où le salarié est souverain dans l’ordre politique, il est dans l’ordre économique réduit à une sorte de servage. (…)  Il est la proie de tous les hasards, de toutes les servitudes et à tout moment, ce roi de l’ordre politique peut être jeté dans la rue ; à tout moment, s’il veut exercer son droit légal de coalition pour défendre son salaire, il peut se voir refuser tout travail (…) et c’est parce que le socialisme apparaît comme seul capable de résoudre cette contradiction fondamentale de la société présente, c’est parce que le socialisme proclame que la République politique doit aboutir à la République sociale, c’est parce qu’il veut que la République soit affirmée dans l’atelier comme elle est affirmée ici ; c’est parce qu’il veut que la nation soit souveraine même dans l’ordre économique pour briser les privilèges du capitalisme oisif, comme elle est souveraine dans l’ordre politique, c’est pour cela que le socialisme sort du mouvement républicain. » Jean JAURES, 1893

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