Les nombreux actes, écrits et injures antisémites et racistes montrent bien, une fois encore, que la période est au brouillage politique et à la révision de la connaissance historique par des discours guidés par une idéologie récurrente sur la minoration des facteurs qui ont soutenu l’histoire des génocides et des processus génocidaires de l’Histoire.
Les traités internationaux qui, depuis la seconde guerre mondiale, ont cherché à construire - avec difficultés et obstacles il est vrai - un partage des valeurs universelles d’égalité et de respect réciproques entre les peuples sont actuellement érodés par de nouvelles idéologies identitaires. C’est la raison pour laquelle il est nécessaire de rappeler que, depuis le procès de Nuremberg, le génocide des Juifs a été expliqué par la longue histoire de l’antisémitisme fondé sur l’existence d’une «race» qui a permis d’élaborer un discours, une idéologie de domination, justifiant les discriminations et les violences les plus extrêmes et les plus déshumanisantes. Il faut dire encore que les textes de 1949 dénonçaient dans leur déclaration solennelle l’esclavage comme crime contre l’humanité. Ce lien entre génocide, esclavage et race a été réaffirmé lors de la conférence de Bandung par Alioune Diop avant qu’Aimé Césaire ne lui donne ses accents profonds dans le Discours sur le Colonialisme. Aujourd’hui encore, les « causes communes » réunies dans l’ouvrage éponyme de Nicole Lapierre doivent continuer à être affirmées.
L’urgence de la situation politique et sociale de la France nous y force mais aussi un texte intitulé « Antiesclavagisme et antiracisme », mis en ligne sur le site du Comité National pour la Mémoire et l’Histoire de l’Esclavage - commission consultative interministérielle instaurée à la suite de la Loi du 10 mai 2001- qui tend à disjoindre l’antiracisme de l’antiesclavagisme. A l’heure où la France doit se doter d’une « Fondation pour la Mémoire de l’Esclavage » que nous avons appelé de nos vœux, il ne faut plus prendre à la légère des déclarations déstructurées et sous- informées sur les catégories d’analyse, qui ignorent les milliers d’articles et de recherches sur ces questions. Il est nécessaire de leur apporter des réponses car il faut endiguer les dérives de la post-vérité où l’opinion prime sur l’étude.
Deux remarques s’imposent.
Premièrement, sauf à se satisfaire d’une analyse comptable des flux d’êtres humains, il est impossible de réduire la déportation des Africains qui, à partir du XVIe siècle, constituent les seules populations massivement mises en esclavage dans les Amériques, à un seul rapport économique qui méconnaîtrait les conséquences sociales, spirituelles, individuelles, familiales ainsi que son idéologie de légitimation par la production de représentations reposant sur la négation de l’humanité des personnes mises en esclavage. La traite et l’esclavage atlantique ont produit une redoutable équivalence entre « esclave » et « noir » ou « nègre » au XVIIIè siècle, à tel point qu’un terme était synonyme d’un autre et que la cohorte des jugements de déconsidérations liées aux positions de subalterne était toute entière attribuée aux personnes mises en esclavage. Faut-il ajouter que le terme de « Blanc » -inconnu en Europe avant l’apogée des sociétés esclavagistes- s’est construit dans l’espace colonial atlantique, en opposition phénotypique et statutaire avec le « Noir ». Un continuum entre « Blanc-maître- dominant » et « Noir-Nègre-esclave » s’est élaboré, chaque expérience de discrimination apportant sa pierre à l’élaboration d’un discours raciste ; la « race » (dans le sens de construction sociale avant que d’être scientifique à la fin du XIXe siècle) imprégnant les esprits et les textes de lois coloniales et métropolitaines jusqu’à l’abolition de l’esclavage et au-delà, dans la période de la deuxième colonisation. S’il faut reconnaître que l’antiesclavagisme n’a pas toujours œuvré à l’antiracisme et qu’il s’est même satisfait de son contraire à la fin du XIXe siècle, il n’est pourtant pas possible depuis la fin de la deuxième guerre mondiale de concevoir l’un sans l’autre. La déclaration de Durban (point 13, 8 septembre 2001), a tout entier résumé les faits : « l’esclavage et la traite transatlantique sont l’une des principales sources et manifestations du racisme, de la discrimination raciale, de la xénophobie et de l’intolérance ». A quoi sert-il de le nier, sauf à vouloir protéger des intérêts particularistes ?
Deuxièmement, la méthode historique tout comme celle des sciences humaines et sociales, repose non seulement sur l’administration de la preuve mais aussi sur la contextualisation des analyses. Il est ainsi étonnant de voir ressurgir des affirmations qui cherchent à opposer un esclavage transatlantique par l’Europe à un autre d’Afrique du Nord ou encore d’Afrique subsaharienne ou du Moyen-Orient, oubliant dans cette mise en comparaison douteuse un facteur essentiel qui fait l’histoire : celui du temps. En l’occurrence, d’un côté, trois siècles et demi de traite vers les Amériques, cinq siècles de sociétés esclavagistes dans la Caraïbe, dans l’Océan Indien et en Amérique du Sud qui peinent à se débarrasser des avatars de la relation esclavagiste ; et de l’autre, dix-huit siècles. L’opposition des phénomènes esclavagistes n’est pas raison ! Les phénomènes labellisés comme « esclavagistes » sur différents continents ne doivent pas servir ni à dédouaner telle ou telle société, ni à donner des arguments moraux pour minorer des faits historiquement avérés pour l’Europe comme pour le continent africain et les pays du Moyen-Orient. Si des freins subsistent dans la connaissance un peu partout dans le monde et y compris en Europe, ils sont de plus en plus marginaux et des équipes de recherche dans les universités d’Afrique, des Amériques et d’Europe travaillent ardemment, conjointement, en dialogues, comme le prouvent le nombre croissant d’ouvrages, de thèses et de colloques. Par idéal généreux, la recherche qui met en relation les différentes historiographies mondiales soutient le combat pour l’Egalité entre les Êtres humains et la dignité de tous les citoyens, à un niveau national. La mémoire et l’histoire de l’esclavage atlantique et dans l’Océan Indien ne peuvent pas signifier repli mortifère, elles incitent, au contraire, à combattre l’esclavage contemporain car le Code Noir de 1685 a été remplacé par le « Code Noir Mauritanien » au XXe siècle! Les combats antiesclavagistes sont compris dans tous les combats antiracistes: « Quand vous entendez dire du mal des Juifs, dressez l’oreille, on parle de vous » alertait Frantz Fanon dès 1952. Cette solidarité juste doit être maintenue.