Qu’est-il advenu de nos rêves ?
Liban 27 Septembre 2024
« Merde, je ne saurais jamais si Georges m’aime », s’est exclamée ma nièce de douze ans, le lundi 23 septembre, à l’annonce de la fermeture des écoles après une journée meurtrière qui a fait 500 morts au Liban. Elle avait simplement envie d'une rentrée normale, comme n'importe quelle adolescente qui veut aimer et être aimée. Moi aussi, j'ai eu envie d'une enfance "normale" dans les années 80, durant la guerre civile ; puis d’une adolescence normale dans les années 90, sous l'invasion syrienne ; et enfin, d'une jeunesse normale en 2006, pendant la guerre de 33 jours avec Israël. Tout le monde sous ce ciel bleu ensoleillé de la Méditerranée aspire à une vie normale. Et pourtant...
- Elle a duré combien de temps, votre guerre civile ?, demande ma nièce.
- Quinze ans. Beaucoup, je réponds.
- Et la guerre de 2006 ?
- Trente-trois jours. Pas beaucoup.
- Trente-trois jours ! On va tous mourir dans trente-trois jours , me dit-elle
- Non. Elle ne peut pas durer ! À ta naissance, j’avais joué avec mes sœurs à imiter les fées de Cendrillon. On t’a regardée dans ton berceau et on a fait un vœu : que tu ne connaisses jamais la guerre.
- Et si le vœu n’a pas fonctionné ? Ça arrive, non ?, m’interroge-t-elle, ses grands yeux noirs traversés par l’inquiétude.
Ça arrive, oui. Dans cette partie du monde où la vie d’un Arabe ne compte pas, où Israël tue, bombarde et envahit avec impunité, les vœux meurent comme des étoiles dans le ciel, interceptés par le mal. 1247 morts en trois jours pour qu’Israël se sente en sécurité. Pour qu’Israël se sente en sécurité, il faudrait apparemment que nous cessions d’exister.
À 20h, ce même lundi noir, alors que l’on comprenait que la guerre était bel et bien commencée, une amie française m’a appelée depuis Paris. Inquiète, elle voulait savoir si je soutenais le Hezbollah. Je ris, un rire nerveux, épuisée par la peur qui me rongeait depuis le matin, par le manque de sommeil accumulé depuis une semaine. Épuisée par les images de visages mutilés et de doigts coupés par des bipeurs et talkie-walkies piégés. Épuisée par les murs du son des avions israéliens qui simulent des explosions, éprouvant les nerfs des Libanais. Épuisée par les drones qui volaient jour et nuit, je luttais contre la terreur de me retrouver face à un soldat ennemi sur mon balcon.
Sachez que vos films américains sont notre réalité quotidienne.
« Soutiens-tu le Hezbollah ? »
Cette phrase inquisitrice me rappelle le fameux « Soutiens-tu le Hamas ? », une question que les Palestiniens et les Arabes subissent depuis un an.
Quelle importance ? Ma mort serait-elle légitime si je soutenais le Hezbollah ?
J'ai voulu expliquer à mon amie l'invasion israélienne de 1982, un an avant ma naissance, et huit ans avant la fondation du Hezbollah. J'aurais pu lui parler de ce groupe armé, né en réponse au terrorisme et à l'expansionnisme d'Israël, en réaction aux invasions répétées que le Sud du Liban endure depuis soixante-dix ans. J'ai eu envie de lui raconter comment les États-Unis interdisent à l'armée libanaise de s’armer, nous laissant pour seul recours des milices comme le Hezbollah.
Mais je n’ai rien dit, désespérée par le lavage de cerveau que subit l’Europe depuis des années, désespérée de pouvoir changer quoi que ce soit.
Est-ce que je soutiens le Hezbollah ? Le 17 septembre, quand Israël a fait exploser des bipeurs dans les mains de civils — hommes, femmes et enfants — qui vaquaient à leurs occupations quotidiennes, choqués par cette violence, certains médias européens ont osé appeler cet acte un « coup de maître ». Nous avons tous pleuré ce jour-là, tous les Libanais, frappés en plein cœur par cet acte monstrueux.
Personne n’a demandé à l’autre s’il soutenait le Hezbollah, le diable, ou sa mère. Nous n'avions en face de nous qu’un seul ennemi : Israël.
Quatrième jour de la guerre. Nous nous sommes tous rassemblés autour des endeuillés et des déplacés. Le pays, déjà ravagé par des décennies de négligence politique et par une classe dirigeante mafieuse que nous avions tenté de renverser durant la révolution d’octobre 2019, est à genoux. Tous ces politiciens sont encore là, incapables de nous protéger ou d'offrir même des matelas aux déplacés du Sud et de la Békaa qui dorment à même le sol dans des écoles.
Nous sommes seuls. Faibles. Abandonnés. Je ne me suis jamais sentie aussi fragile, ni en tant que personne ni dans mon propre pays. Et pourtant, un certain 17 octobre 2019, le monde nous appartenait, ce monde que je filmais avec espoir. Dans Diaries from Lebanon, j’ai voulu raconter aux générations futures que nous avions osé dire non à l’injustice.
Cinquième jour de la guerre, Vendredi 27 Septembre 2024 :
Qu’est-il advenu de nos rêves de changement ? Tout semble si loin aujourd'hui.
Pendant la révolution, ma nièce m’avait déjà dit : « Vous êtes si nombreux et les politiciens si peu, pourquoi vous n’arrivez pas à gagner ? »
Oui, pourquoi toutes ces voix si nombreuses n’arrivent-elles pas à se faire entendre face à l’injustice ?

Agrandissement : Illustration 1
