Je sais que par instants le public devient froid
Pour le bien et le mal, pour le crime et le droit,
Le comble de la chute étant l'indifférence ;
On vit, l'abjection n'est plus une souffrance ;
On regarde avancer sur le même cadran
Sa propre ignominie et l'orgueil du tyran ;
L'affront ne pèse plus ; et même on le déclare.
À ces époques-là de sa honte on se pare ;
Temps hideux où la joue est rose du soufflet.
La jeunesse a perdu l'élan qui la gonflait ;
Le tocsin ne fait plus dresser la sentinelle
Oui, sire, aux mauvais jours, sous quelque méchant roi
Féroce, quoique vil, et, quoique lâche, rude,
Toute une nation se change en solitude ;
L'échine et le bâton semblent être d'accord,
L'un frappe et l'autre accepte ; et le peuple a l'air mort ;
On mange, on boit ; toujours la foule, plus personne ;
Les âmes sont un sol aride où le pied sonne ;
Les foyers sont éteints, les cœurs sont endormis ;
Rois, voyant ce sommeil, on se croit tout permis.
Ah ! La tourbe est ignoble et l'élite est indigne.
De l'avilissement l'homme porte le signe.
Tous sont traîtres à tous, et la foule se rue
À traîner les vaincus par les pieds dans la rue ;
Le silence est au fond de tout le bruit qu'on fait ;
On est prêt à baiser Satan s'il triomphait ;
Le mal qui réussit devient digne d'estime ;
L'applaudissement suit, la chaîne au cou, le crime,
Que la libre huée a d'abord précédé ;
On voit — car le malheur lui-même dégradé
Abdique la colère et se couche et se vautre,
Dans l'espoir d'avoir part au pillage d'un autre —
Les extorqués faisant cortège aux extorqueurs.
Pas une résistance illustre dans les cœurs !
La tyrannie altière, atroce, inexorable,
Est le vaste échafaud de l'homme misérable ;
Le maître est le gibet, les flatteurs sont les clous.
Mangé de la vermine ou dévoré des loups,
Tel est le sort du peuple ; il faut qu'il s'y résigne.
Des vautours, des corbeaux. Mais où donc est le cygne ?
L'un rampe, lèche et rit pendant que l'autre opprime,
Sombre histoire ! Le vice est le fumier du crime ;
Les hommes sont bassesse ou bien férocité ;
Meurtre dans le palais, fange dans la cité ;
Le tyran est doublé du valet ; et le monde
Va de l'antre du fauve à l'auge de l'immonde.
On peut courber les grands, fouler la basse classe ;
Mais à la fin quelqu'un dans la foule se lasse,
Et l'ombre soudain s'ouvre, et de quelque manteau
Sort un poing qui se crispe et qui tient un couteau.