Je ne fais que remettre le titre sous lequel j'avais écrit cette nouvelle avant de la publier ici, dans une série de nouvelles que je classe sous le titre générique de Vos amours sont désordre. Le titre qui précédait, était une invention de dernier moment, pour provoquer le buzz. Plutôt efficace ! Trop.
Longtemps je me suis touchée de bonheur. J'étais en fleur, on pouvait s'y attendre, et l'ombre où espéraient s'abreuver mes prétendants, sentait le bouillon de légume et la réglisse. Armée d'impatience, j'habillais ma curiosité d'une mince tentative de discrétion, tandis qu'équipée d'un blindage à toute épreuve, repeint d'un semblant d'indifférence rêveuse, je pouvais surveiller mes proies dont seule l'innocence parvenait à les entretenir dans l'idée qu'ils étaient eux-mêmes mes prédateurs. Les jeunes fauves restaient toutefois assez prudents, imaginez que je m'en foute vraiment ! Tous guettaient le signe. Le signal à partir duquel ce serait la curée, le chacun pour soi et Cupidon pour tous. L'été s'y prêtait. Et l'approche de mes 14 ans. "Ta fille a ses premières chaleurs, les ennuis commencent" diagnostiquait mon père qui en bon marin, avait toujours eu le sens de la météo. Depuis le couloir je lui montrai un poing menaçant, en retroussant un museau rageur, façon singe vert. "Fiche lui la paix, tu veux ?". Une seconde, dans le miroir de l'entrée, j'eus le temps d'apercevoir mon ange gardien de mère lui envoyer un grimace muette de "ça va pas, non" avec main secouée près de la tempe.
- Tu veux bien être ma coéquipière à la régate, Mimi, j'ai besoin de quelqu'un qui assure ?
Il avait toujours su se rattraper. Passer la ligne en tête, une fois de plus, avec le skipper le plus respecté de la baie (le seul pro, en fait) ne pourrait plus guère enrichir mon aura au café du port. Mais l'idée d'une après-midi sur l'eau avec lui, même dans le pire des canots, suffisait.
- T'as un bateau, maintenant !? C'est nouveau.
- Ronan nous prête son Beluga, il s'est dévoué pour la buvette.
- Allez.
Cette connivence profonde avec mon père, existait sans rien dire, elle était née sur l'eau. Je n'avais en gros, pas d'autre souvenir de lui, que sous une voile. Il m'avait appris à naviguer avant de m'apprendre à nager ou à monter à vélo. Je ne savais pas encore lacer mes chaussures que je connaissais les principales manœuvres. A cinq ans, je prenais l'Optimiste toute seule. Aucun souvenir de lui l'hiver, toujours dans ses îles, à transborder je ne sais quelle cargaison de touristes, à enjôler les rombières. Tous les ans, il disparaissait vers octobre, et ne réapparaissait qu'après la fin de l'année scolaire. Il n'avait pas besoin d'être beau. Son air de virilité hirsute et lunaire de vieux loup de mer, un peu largué dés qu'il touche terre, faisait le joint. Je le confondais avec Richard Burton, version La Nuit de l'Iguane.
- Les femmes l'aiment, c'est comme ça, ma fille.
Je me suis souvent demandé si ma mère était une sainte… ou une folle… Non, une sage… Attention lectrices, avant de taper "une sage" sur votre clavier, désactivez votre correcteur d'orthographe. Sinon, rappels à l'ordre à répétition, ce mot n'a pas de féminin. Le problème ne s'est sans doute jamais posé jusque là, je ne vois que ça. Il faut en conclure que les orthographistes ne connaissaient pas ma mère. Un OMNI, Objet Maternel Non Identifié. Un amour dévoué à ce point, aussi désintéressé, ça peut se trouver, mais compensé d'aucune pression, aucune revanche, aucune vengeance en forme de crise de nerf, aucune maladie tyrannique, c'est beaucoup plus rare. Ma mère n'existe pas en fait, sauf quand on a besoin d'elle, boum elle apparait. L'ange gardien, je disais. C'est ça. Mieux que la Fée Bleue. Avec une vie à elle, complète et remplie comme il faut. Boulot intéressant, amants, copains, luttes, puis sa fille et son amour l'été.
Dialogue de sieste à l'ombre :
- Comment tu fais maman ? Ton homme n'est là que quatre mois par an, et chaque fois je te vois comme une jeune biche en pâmoison d'amour, c'est quoi ton truc, j'aimerais bien comprendre ?
- Il n'y a rien à comprendre mon petit chat. C'est même moi qui l'ai poussé à vivre comme il voulait, la tignasse au vent. Il aurait dépéri, le pauvre chéri, sinon. Je le préfère ébouriffé.
- Vous prenez le risque de vous perdre
- C'est un risque à prendre. On se serait déjà perdu bien plus sûrement, sans ça.
- Et si l'un de vous deux rencontre quelqu'un à qui il tient ?
- Ce sont des choses qui arrivent.
Je crois que ça l'arrangeait aussi. Mieux valait un type heureux quatre mois par an, qu'un déprimé frustré toute l'année. Et sa liberté à elle, valait de l'or. Personne pour lui demander où t'étais, à quelle heure tu rentres.
Et j'étais contente de les voir heureux. Encore maintenant. Mes deux petits soleils.
Ma mère m'a appris à aimer de loin.
En attendant, je voulais bien voir ce que ça donnait de près. Découvrir ce plaisir dont j'avais trouvé seule le chemin. Pas question d'en parler, ni à l'un ni à l'autre. Leur influence était déjà bien assez prégnante. Inutile d'en ajouter avec conseils amoureux à appliquer en huit leçons. Il fallait que je me démerde. En outre, ils m'auraient dégagée, "débrouille-toi, ma fille", puis m'auraient gratifiée d'une boîte de capotes, et d'une ordonnance de pilule. C'était déjà fait. "Ce n'est pas une incitation, ma châtaigne, c'est juste au cas où. Pas de tragédie inutile, c'est tout". Est-ce que c'était son métier d'ostéo qui lui donnait cette facilité ? Maman-parachute, maman-ombrelle, maman-chargeur de batterie, maman-GPS.
Retour au sens de l'orientation. Trouver un Jules, rien de plus simple, je ne pouvais pas faire dix pas sans une offre tout à fait concrète. Choisir ? Pas question, on n'est pas au supermarché, et il n'y a rien de marqué sur les étiquettes. Non, il faut écouter là où ça palpite. Mais c'est confus, ça palpite déjà rien que d'y penser. Ecouter plus profond, faire confiance où ça remue… dans le lointain… Avancer doucement, s'arrêter au premier regret… s'écarter… revenir… obéir à son poulpe.
Dans la collection de beaux gars prêts à tout que j'avais à disposition, aucun ne me remuait le poulpe, justement. Sérieux handicap de situation. Non pas qu'ils fussent ridicules, repoussants, ni même vaguement moyens. Non, ils étaient bien. Et en dehors d'une première fois, j'aurais bien fait mon quatre-heures de la plupart d'entre eux. Mais pas le moindre poulpe. Or ne pas commencer à tricher avec ça, c'était ça l'idée. Je sais qu'ils en parlaient, tiraient des pronostics, s'imaginaient tous dans le beau rôle.
Ils savaient que je savais. Ils savaient aussi que je savais qu'ils savaient que je savais. Et me le faisait savoir.
- Tu sais qu'on parle tous de toi quand tu n'es pas là ?
- …
- Tu imagines ce qu'on peut dire.
- …
- La tension monte, ils se croient tous de plus en plus amoureux.
- …
- Qu'est-ce que tu en dis, superwoman ?
- Tu participes à la régate ? T'es sur quoi ?
- le 5.0
Ça n'allait pas être eux.
Après les trois tours de bouées, l'arrivée acclamée, une demi-heure avant le suivant, il faut jouer à faire redescendre l'adrénaline qu'on n'a pas fait monter. Boire, s'esclaffer, refaire la promenade en paroles de course. Mon père ne dit rien, il échange les accolades, il fraternise, il hoche, c'est le tonton, le professionnel, l'ancien prof qui nous a tout appris. Il déclare que c'est moi qui ai tout fait. Sur l'eau, on ne s'est quasiment rien dit en trois heures. "- Paré ? - Paré. - On y va." Un échange de regard suffisait pour acquiescer ou affiner un réglage. On se rêve en cormorans. Muets, volant ensembles, se relayant sans même y penser. Il roule une cigarette, je prends la barre. Au prochain regard je lui rends. Personne ne pense à parler. On pourrait faire le tour du monde.
Je m'éclipse.
Je file chez le vieux. Comme chaque fois qu'il faut échapper à l'ennui, chaque fois qu'il faut retrouver l'essentiel. Je trotte. Le vieux, c'est un vieux que je connais depuis toujours, il a 46 ans de plus que moi. Il me connait depuis avant ma naissance. Je crois qu'il a été l'amant de ma mère. "ça ne te regarde pas, trésor". En primaire, j'ai imaginé qu'il était mon vrai père. Puis quand j'ai été amoureuse de lui, ça m'arrangeait mieux qu'il ne l'ait pas été. Ni amant de ma mère, pas question. C'est devenu mon amoureux, l'homme que j'aime. Mais lui pas encore, il ne le sait pas. C'est un coriace. Il est très bien entouré, des femmes de tous âges qui me guettent avec des curiosités de panthères qui observent un jeune chat. C'est quand il est seul que tout devient passionnant. Pas la peine de rigoler, vous. C'est un poète des cimes. Un guerrier. Il a toujours le bouquin, le texte, le poème qui convient, l'angle juste, la formule qui transcende. Un danseur de paroles. Alors au point de vue poulpe, il est redoutable. A cinquante mètres de sa maison, ça remue déjà. Et si profond, qu'on ne sait même pas où. Je veux que ce soit lui. Je suis sûre qu'il ne pourra pas me rater. Il faut que ce soit lui, c'est tout. Un jour que j'avais presque confié ça à ma mère, elle m'avait dit, rêveuse : "Après tout, si ça doit arriver, ce ne sera sûrement pas le pire".
Il ne parle jamais le premier. En 14 ans, je ne l'ai jamais entendu parler le premier. Si je ne commence pas, il ne dira rien.
Je ne dis rien. Il est sur sa terrasse dans le soir qui tombe, quelques bouquins éparpillés sur sa table, il pianote sur le clavier luminescent, assis sur le bout du banc. Il y a une odeur de jasmin qui vous mord. Je tremble un peu. Je me colle à lui, mine de lire par dessus son épaule. Le texte se déroule sur l'écran. Son odeur est marquée de cèdre et d'autre chose de très léger, peut-être du muguet. Mes seins frôlent son dos, le caressent dans le mouvement, s'écrasent un peu. Mon pubis s'appuie sur son coude qui pianote.
Il tend le bras, chope un recueil de Rilke, l'ouvre à une page qu'il semble connaître, et me le passe par dessus l'épaule.
Une voix, presque mienne,
Par trop de silence tentée,
Monte et se décide
A ne plus revenir ;
Tendre et intrépide,
A quoi va-t-elle s'unir ?
Les larmes me montent aux yeux, mais je les refoule. Les avalent. Ma glotte fait un bruit d'évier. Il ne dit toujours rien. Une mouette se moque de loin, avant de s'éloigner.
"- En plein dans le mille, comme d'hab." Je murmure le moins plaintivement possible. Je me colle.
"- Je voudrais que ce soit toi, je voudrais tellement que ce soit toi."
Alors il fait ce geste : sans ce retourner, sa main attrape mon poignet, il me conduit vers lui en se tournant vers moi, toujours assis sur le banc, mais à califourchon à présent. Il me maintient, entre ses deux genoux, mes mains prises dans les siennes, il lève la tête vers moi, son visage est à quinze centimètres du mien. Il me regarde. Il me regarde comme jamais jusqu'à présent il ne m'avait regardée, comme jamais il ne se souvient m'avoir regardée. Je vois ses yeux me voir. Je suis nue. Plus nue que si je m'étais déshabillée. Je lâche un gros soupir. Une larme coule.
"- ça ne fait rien, pour le code pénal sous ma jupe, personne ne le saura". Je tente, le tout pour le tout.
Il sourit.
Il va parler, je le connais tellement, il va parler. Il parle. - Merveilleuse petite ! Je t'aime totalement. Je t'aime plus que moi-même. Nous sommes un vieux couple, à présent, non ? Presque 15 ans, te rends-tu compte ? Tu quittes rarement mes pensées, vois-tu. Il faut avouer que j'ai rarement été habité par une personne comme je peux l'être de toi. Tu me coules dans les veines. Mais il y a une chose qui n'arrivera jamais, nous ne serons jamais des amants. Jamais, jamais. Il faut que tu te fasses à cette idée. Ça n'arrivera jamais.
J'arrive à articuler – Mais pourquoi ?
- Tu es une femme, non ? Alors tu sais bien pourquoi. Je pense qu'on est par-dessus. Ce n'est pas dans cette affaire-là qu'on est.
- Je suis trop jeune ? Je ne te fais pas d'effet ?
Il rit. Il me serre dans ses bras. Le cèdre et le muguet m'imprègnent. Il me repousse tendrement, se lève doucement.
- Tu veux manger un morceau avec moi, j'ai faim. Il doit me rester quelques langoustines
- Je ne crois pas que je pourrais
- Une pomme ? Juste une pomme.
Je fais non de la tête. Après un silence, j'ajoute depuis le pas de la porte, alors qu'il est déjà dans la cuisine "- C'est la première fois que tu me parles comme à une femme, c'est déjà ça !" Et je tourne les talons.
Je dévale jusqu'au port. Mon père n'est plus à la fête, Ronan, le directeur de l'école de voile est là, il n'y a plus grand monde. Il range. Les derniers fêtards bruitent encore un peu, imitant la joie qui commence à s'effacer.
- Ronan, je vais dormir dans ton bateau, je crois que j'ai un peu trop bu.
- Je te ramène, si tu veux
- Non, j'ai envie que le clapot me berce. Je vais dans ton bateau.
Plus tard, je m'endormais presque quand il est arrivé. Tout doucement.
- ça va
- Oui, ça va bien
- Tu ne bois pas, d'habitude
- Non. Là non plus, je n'ai pas bu. Je n'ai jamais bu une goutte.
- Tu veux que je reste avec toi ?
- Oui
Et soulevant la couverture je me reculai vers le fond de la couchette. Je sentais bon.
Le cèdre, le muguet, le jasmin.