Nos mains et le mensonge
Vos mains graves comme les pierres,
tristes comme les airs chantés dans les prisons,
lourdes, massives comme des bêtes de sommes,
vos mains qui ressemblent au visage chagrin des gosses affamés!
Vos mains légères, habiles comme les abeilles,
chargées comme les mamelles de lait,
courageuses comme la nature,
vos mains qui cachent sous leur peau rude l'affection et l'amitié.
Notre planète ne tient pas entre les cornes d'un bœuf,
elle tient entre vos mains.
Ah les hommes, nos hommes à nous,
On vous nourrit de mensonges,
alors qu'affamés il vous faut du pain, de la viande.
Vous quittez ce monde aux branches lourdes de fruits
sans avoir mangé une seule fois sur une nappe blanche.
Ah les hommes, nos hommes à nous,
mon frère d'Europe ou d'Amérique,
tu es alerte, tu es audacieux,
et tu oublies vite, comme tes mains,
tu te laisses abuser, comme tes mains
tu te laisses vite avoir…
Ah les hommes, nos hommes à nous,
si elles mentent les antennes,
si elles mentent, les rotatives,
s'ils mentent, les livres,
s'ils mentent, l'affiche, l'avis sur la colonne,
si elles mentent sur l'écran,
les jambes nues des filles,
si la prière ment,
si elle ment, la berceuse,
s'il ment, le rêve,
s'il ment, le violoniste dans le cabaret,
s'il ment le clair de lune
dans les nuits de nos jours désespérés,
si elle ment, la voix,
si elle ment la parole,
si tout le monde et toutes les choses mentent
à l'exception de vos mains,
c'est pour qu'elles soient dociles comme l'argile
aveugles comme les ténèbres,
idiotes comme le chien du berger,
et pour que ne se révoltent pas vos mains,
et pour que ne finisse pas cette tyrannie,
ce règne du trafiquant,
en ce monde où la mort nous attend,
en ce monde où il ferait si bon vivre…
1949- Nâzim HIKMET