Je viens de découvrir et de visionner avec plaisir le film de Marcel Trillat et Cécile Mabileau, "Réver le travail", présent sur le site Place au peuple.
Ce reportage, d'une demi-heure environ, montre des travailleurs, pour la plupart qualifiés (ouvriers du bâtiment et de l'industrie, caissière de supermarché, jardinier, infirmière, juge, comptable), consciencieux et qui aiment leur métier. Même Corinne, caissière chez ED/DIA (groupe Carrefour), affirme : "je vais vous le dire franchement, au début, j'adorais mon travail, je travaillais aux fruits et légumes". Juste avant elle dit, la mort dans l'âme "Dans un magasin ED, on fait n'importe quoi. Le matin, on met en rayons, autant les légumes que le frais ou l'épicerie, après on fait le ménage, et après on va aux caisses. On nettoie le parking, on vide les poubelles, on fait tout". Elle ajoute : "Et là, d'avoir cette polyvalence je trouve que ça casse les choses, ça casse les relations avec les clients quand on fait son rayon. Je commence à detester ce métier". Comme on la comprend... Et quand le journaliste lui demande ce qui explique cette dégradation de la qualité du travail, la réponse tombe comme un couperet : "Le fric, le fric, le fric; nos actionnaires en veulent toujours plus. Il faut 45 minutes pour faire une palette, alors il faut aller vite, vite, vite. Les gens n'ont même plus le droit de parler entre eux".
Ce que dit Corinne de son métier, Annick l'infirmière le dit aussi avec ses mots à elle. "J'ai vu au fil des années, la dégradation de la profession... on fait des actes techniques qui, eux, font rentrer de l'argent à l'hopital, mais on n'a plus le temps de discuter avec les malades... C'est une profession merveilleuse si on veut bien nous laisser la faire dignement". Même passion et même désolation pour Gilles, Juge aux affaires familiales. Passion, certes : "Je n'arrive pas à faire la différence entre mes vacances et mon travail". Désolation aussi : "A Bézier avec ma collègue, on rend 1000 jugements par an chacun, alors que la moyenne normale c'est 700...". "Parfois, quand on n'a plus de papier blanc, on imprime les jugements de divorce sur du papier rose, ce qui ne fait pas extrèmement sérieux".
Tous ces témoignages disent la même chose au fond. L'amour du travail, et du travail bien fait, est détruit pas la logique capitaliste de l'emploi. Cette logique de l'emploi qui impose la dictature du temps (il faut 45 minutes pour faire une palette), la marchandisation des activités professionnelles (on fait des actes techniques qui font rentrer de l'argent à l'hopital, on rend 1000 jugements par an, etc.), l'employabilité (polyvalence des salariés de la distribution) contre la qualification (celle du magasinier en fruits et légumes, du jardinier, du carreleur en bâtiment ou du JAF).
Henri, ouvier dans une cimenterie de Savoie (à la Bathie) explique très bien le passage qui s'est fait de la qualification à l'employabilité : "Aujourd'hui on travaille avec des méthodes anglo-saxonnes. C'est des annecdotes mais c'est vrai, on nous apprend à monter et descendre un escalier, on vous peint des bandes sur la route pour vous expliquer où il faut marcher, on nous propose de porter un podomètre pour compter le nombre de pas qu'on fait dans la journée. On est en train, d'infantiliser les gens. Pour quelqu'un comme moi qui a 38 ans de métier, l'adaptation est très très difficile.
Il est grand temps de sortir de cette logique mortifère et de cesser de courrir après le plein emploi qui est aussi la pleine aliénation à un employeur, que celui-ci soit privé (le groupe Carrefour) ou public (L'Etat qui tente de transformer les fonctionnaires en employés de l'hopital, du tribunal ou de l'université). Or, pour en sortir, et nous on peut, il faut relancer la dynamique des qualifications (celle des grades des fonctionnaires et des conventions collectives du privé) qui pose une distance entre le salaire et l'employeur, et éloigne le salarié du "marché du travail". Il faut aussi étendre le champs de la cotisation sociale, cette part de la valeur ajoutée (notre richesse collective) qui finance les travailleurs hors de l'emploi que sont les parents, les salariés malades, les chômeurs et les retraités.
Dès lors que les travailleurs seront reconnus pour leur qualification, c'est à dire leur capacité contributive à la création de richesse, et non comme ressources humaines employables et corvéables par les employeurs, et que leur salaire sera garanti car détaché des aléas économiques ou "managériaux" de leur employeur, ils seront enfin libres de décider des fins et des moyens de leur travail.
Ei ils le peuvent !
CQFD