N L

Abonné·e de Mediapart

26 Billets

0 Édition

Billet de blog 2 septembre 2013

N L

Abonné·e de Mediapart

Teyzem (ma tante)

Elle n'est pas vraiment ma tante, c'est simplement le terme que l'on utilise pour s'adresser aux femmes qui sont plus vieilles, avec lesquelles on a un lien d'amitié ou de relation formelle mais cordiales, ceci en général étant dû au fait qu'elles sont les mamans de connaissances

N L

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Elle n'est pas vraiment ma tante, c'est simplement le terme que l'on utilise pour s'adresser aux femmes qui sont plus vieilles, avec lesquelles on a un lien d'amitié ou de relation formelle mais cordiales, ceci en général étant dû au fait qu'elles sont les mamans de connaissances:

Ce sont des “traîtres” dit-elle d’un ton ferme. Je ne l’ai jamais vraiment vue comme ça, une femme d’ordinaire souriante, devient glaciale lorsqu’elle parle des policiers qui se sont occupés de pacifier les rues turques ces derniers mois.

 Fatima, nous l’appellerons Fatima, travaille pour le gouvernement turc. Elle est assise en face de moi, nous sommes entourés d’amis. Fatima est la seule cinquantenaire à la table, et l’espace d’un instant, la douceur dans ses yeux a disparu. Choqué, je lui demande de s’expliquer, mais là le chapitre est vite clos. C’est un sujet qui fâche, les murs ont des oreilles, et les serveurs du restaurant où nous sommes aussi. Considérant le fait que nous sommes dans un village de vacances, des déclarations faites par un des hauts fonctionnaires passant ses vacances ici aura tôt fait de faire le tour de la région.  

C’est donc avec précaution que nous nous éloignons du sujet. Toutefois, Fatima, directement liée aux manifestations de par ses fonctions, passe un certain temps avec le regard dans le vide. Les mois de juin et juillet furent éprouvant pour tous, manifestants, policiers, juges, pour tous les fonctionnaires liés aux évènements au fond. L’administration des grandes villes était sur le qui vive, et encore plus débordées pour les préfectures en bord de mer, remplies de touristes. 

Fatima regarde au loin. Elle ne veut pas que l’on parle d’elle, elle ne veut plus vraiment parler de ses décisions ou de ce qui s’est passé ces derniers mois. Ca n’a pas vraiment quoi que ce soit de traumatisant pour elle, mais elle l’a mal vécu car elle a toujours eu une foi quasiment inébranlable dans l’état turc. Ses institutions, ses préceptes, les choses que l’on vous enseigne depuis l'enfance. Elle a l’impression que tout ça part en vrilles.

 De toute évidence, on ne peut vraiment lui reprocher une objectivité à toute épreuve. Elle est de la vieille garde, fille d'un haut fonctionnaire, une des premières femmes de sa famille à aller à l'université (ce qui dans la Turquie de l'est, dans les années 50, était gros croyez-moi). Issue D’une famille ou ses grand-parents étaient déjà républicains, une des seules de ses amies du lycée a être allée à l’Université, elle a profité autant qu’il en était possible des réformes d’atatürk; le droit de vote pour les femmes avant la France, le droit à l’éducation, l’éligibilité. 

 Elle ne parle ouvertement dans les lieux publics, que de concepts vagues, d’idées générales. Mais entre quatre yeux, sa langue se délie, elle explique son opinion sur le gouvernement actuel, et ses peurs pour la Turquie. Pendant les manifestations, elle a eu peur d’un dérapage à l’égyptienne; elle a vu, plus jeune, un ami gauchiste se faire descendre par des activistes de droite. Elle revoyait cette scène en regardant les scènes de manifestation à la télévision et s’imaginait ses enfants vivre la même chose.

 Bien heureusement, les choses n’ont pas dérapé à ce point. Du moins, c’est mon opinion, dis-je. “ La police ne s’est pas trop mal débrouillée” etc. J’essaye d’adopter un point de vue rationnel, celui de l’incapacité d’une police turque à contrôler de telles manifestations. J’essaye de comparer les manifestations à celles du temps des dictatures, où le nombre de morts était substantiellement supérieur à celui (http://en.wikipedia.org/wiki/Taksim_Square_massacre) que l’on a connu lors de ces dernières. Je pose que les policiers sont humains aussi, qu’ils ne faisaient que suivre les ordres, une obligation qui leur est après tout imposée, que donc les voir comme des avatars du premier ministre ne sert strictement à rien. J’ai beau être spécialement éloquent, charismatique, que dis-je, magnifique, je joue au tennis avec un mur de briques. 

La réponse que l’on m’oppose, tombe tel le couperet sur la nuque de mon discours. “ Il y’a eu 5 morts ce n’est rien à relativiser". 5 jeunes, de l’étudiant au jeune ouvrier. Dans le regard glacial que m’oppose Fatima, je lis la chose suivante; si la vieille garde kémaliste ne votera toujours pas Erdogan aux prochaines élections, c’est qu’il a perdu le bénéfice du doute lorsque le sang fut versé. Le sang de jeunes personnes qui ont vu leurs noms traînés dans la boue après les manifestations, jusqu’à que les preuves s’accumulent contre leurs meurtriers ( pour le plus récent des morts ainsi, des policiers en civil auraient été à l’origine de sa mort).

 Je l’ai mentionné auparavant, mais c’est pour moi le point le plus important de l’ère Gezi: un populiste tel qu’Erdogan doit être vu comme celui qui protège son peuple. La figure paternaliste qu’il essaie d'incarner a eu du mal à justifier ces morts, d'ailleurs, peut-être dans l'espoir de faire oublier le lien avec ces derniers, les seuls  à s'être exprimés plusieurs fois sur la question furent ses ministres ou le président, mais rarement le premier ministre.

Le calme est revenu à Ankara, on a presque l’impression que rien n’a changé. Comme une photo avant- après, qui n’aurait que des toutes petites différences, à peine décelable. Les graffitis qui avaient recouvert la ville, les posters, les slogans, ont disparu. Les manifestants, n’existent plus ou presque plus, ceux qui il n’ya pas si longtemps passaient leurs nuits dans les rues d’Ankara sont en vacances, ou sur le campus de METU/ODTÜ.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.