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Billet de blog 3 juin 2025

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L'IA de Google : une révolution ou la mort du web ?

L'IA de Google, comparée à l'électricité par son PDG, redéfinit le web. Avec les AI Overviews et le mode IA, la firme menace le trafic des créateurs de contenu et la diversité de l'information. S'agit-il d'une révolution transformatrice ou de la mort du web et de ses communs numériques ? Un enjeu capital pour l'avenir.

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L’avènement de l’Intelligence Artificielle (IA) ne représente pas une simple avancée technologique pour Google, mais une véritable transformation fondamentale, que Sundar Pichai, PDG de Google compare à l’électricité dans une récente interview. Les dernières annonces de la firme de Mountainview, lors de la conférence annuelle Google I/O destinée aux développeurs, dessinent un avenir perçu par de nombreux acteurs comme une menace existentielle pour le web tel que nous le connaissons aux nombreuses conséquences sociales et politiques néfastes.

Lors de sa conférence, Google a dévoilé une série de nouveautés : le mode IA pour les utilisateurs américains, des mises à jour majeures de Gemini, et des générateurs d’images et de vidéos tels que VEO 3 et Imagine. Pichai insiste sur une nouvelle phase de changement de plateforme axée sur une révolution de l’interface utilisateur, où l’interaction avec les ordinateurs se fera par le langage naturel. À terme, il envisage des lunettes de réalité augmentée alimentées par l’IA, offrant un assistant omniprésent capable de percevoir le monde.

L’IA est présentée comme un catalyseur de créativité. Des concepts comme le "vibe coding" – le pouvoir de coder des applications sans maîtriser les langages informatiques – et la création de vidéos réalistes sans effort illustrent comment l’IA peut ouvrir la création à un public bien plus large. Les modèles d’IA, étant nativement multimodaux, rendront le passage d’un format de contenu à un autre "zéro friction", c’est-à-dire pratiquement sans coût. Pour Pichai, l’IA est une technologie horizontale qui impacte l’ensemble des activités de Google, de la recherche à YouTube, en passant par le Cloud et Android. L’opportunité d’innover est immense.

Google veut remplacer le web

Cependant, au cœur de la stratégie de Google se trouve une transformation radicale de la recherche, qui pourrait bien signifier la fin du web traditionnel. Les AI Overviews (résumés d’informations directement dans les résultats de recherche) et le mode IA (une sorte de "Perplexity" intégré permettant aux utilisateurs d’obtenir des réponses actualisées) sont conçus pour interpréter des questions complexes, effectuer les recherches à la place de l’utilisateur, et fournir des réponses longues et sourcées avant les résultats de recherche classiques. Le mode "deep research" va encore plus loin, réalisant des dizaines de sous-recherches pour synthétiser des informations et offrir des réponses documentées, enrichies de tableaux comparatifs ou de graphiques qui n’existent pas forcément sur les sites web d’origine.

Cette approche a des implications majeures pour les producteurs de contenu. Si Google synthétise les informations, cela risque de réduire drastiquement le trafic vers les sites web et, par extension, leurs revenus publicitaires et leurs modèles de monétisation. La question est simple : les utilisateurs iront-ils encore lire des articles rédigés par des journalistes ou des scientifiques et des experts si Google génère des réponses complètes en un clic ? A terme la même question se pose pour la musique, le cinéma et les industries culturelles dans leur ensemble. Car Google va plus loin en personnalisant les réponses basées sur les goûts et habitudes de l’utilisateur, collectés grâce à des années d’utilisation de services comme Gmail, Google Photos ou l’historique de recherche. Cela signifie que deux personnes tapant la même requête pourraient recevoir des réponses différentes, adaptées à leurs préférences supposées.

La panique des créateurs et le péril des communs numériques

Face à cette transformation, la réaction des éditeurs de presse américains a été virulente. La News Media Alliance a qualifié l’utilisation de leur contenu par Google de "vol", affirmant que les liens étaient vitaux pour leur trafic et leurs revenus, et que Google prend désormais leur contenu "par la force". Malgré les affirmations de Sundar Pichai selon lesquelles Google reste "très engagé" à envoyer du trafic vers le web et que l’IA mode fournira des sources, la colère des éditeurs persiste. Pichai compare cette situation à l’arrivée de TikTok qui n’a pas empêché YouTube de croître. Mais ici la dynamique est différente : il s’agit cette fois de la synthèse directe de contenu qui, même avec des liens, pourrait dissuader l’utilisateur de visiter la source originale.

La nouvelle donne soulève un problème démocratique et économique fondamental : si les utilisateurs ne visitent plus les sites web et ne contribuent plus à la rémunération des créateurs, le contenu de qualité créé par des humains pourrait disparaître. Cela pose la question de la pérennité du vivier créatif et de l’accès à du contenu de qualité pour entraîner les IA à l’avenir. En effet, les modèles d’IA sont entraînés sur de vastes quantités de textes publics ou piratés, souvent sans autorisation. Cela constitue un paradigme extractiviste des communs culturels et informationnels. De plus en plus, les acteurs de l’IA générative sont confrontés à une pénurie de données de haute qualité, ce qui les oblige à se réalimenter avec des contenus synthétiques (c’est-à-dire eux même fabriquées par l’IA) souvent de moindre qualité, incluant deep fakes, slope et désinformation. Comme le montre la recherche, ce cycle de recyclage et dégradation peut mener à l’appauvrissement du langage, la limitation de la diversité culturelle, l’oubli d’informations importantes et l’amplification des biais existants, risquant de polluer et empoisonner les réserves culturelles.

Les agents du renforcement du monopole

La stratégie de Google s’oriente également vers un avenir où les agents IA interrogeront le web comme une "série de bases de données" pour obtenir des réponses et exécuter des tâches, plutôt que de nécessiter le rendu de pages web traditionnelles pour les humains. Ces agents pourraient automatiser des tâches complexes pour les utilisateurs, comme le remplissage de formulaires, la gestion des achats etc. Google dispose d’un avantage considérable dans ce domaine grâce à sa collecte massive de données personnelles.

Cette perspective représente un défi majeur pour les entreprises qui dépendent du trafic direct et des relations clients, comme Uber, Amazon ou Airbnb. Si un "super assistant" IA gère les transactions pour l’utilisateur, ces plateformes risquent de perdre la relation client, ainsi que les opportunités de vente additionnelle ou d’abonnement. Elles devront alors décider si elles souhaitent participer à ce nouveau monde, potentiellement en payant des "péages" aux agents.

Ainsi, développement de l’IA tend à renforcer la concentration du pouvoir technologique et économique déjà exacerbée entre les mains d’un petit nombre d’entreprises qui possèdent les capitaux, les infrastructures de calcul massives, l’accès aux marchés de masse pour collecter des données, et les ressources humaines hautement qualifiées. Les services d’IA générative ont des coûts variables élevés (nécessitant des GPU coûteux et une consommation d’énergie énorme), et leur monétisation est difficile. OpenAI, par exemple, a enregistré des pertes considérables (5 milliards USD en 2024), et les investissements massifs de Google et Microsoft dans l’IA sont pour l’instant non rentables. Cette situation créé des obstacles aux nouveaux entrants et empêche l’émergence de modèles alternatifs, moins couteux en ressources ou à but non lucratif.

En conclusion, si l’IA de Google promet un web d’une efficacité et d’une personnalisation sans précédent, elle nous confronte aussi à des questions critiques sur la viabilité de la culture humaine, la concentration du pouvoir entre quelques géants technologiques, et la nature même de notre rapport avec l’information. Le "futur de la computation" décrit par Pichai, où l’IA serait partout, y compris dans le monde physique via la robotique, pourrait, si elle n’est pas régulée démocratiquement, mener à un avenir où nos choix et nos informations seraient de plus en plus gérés par des systèmes automatisés contrôlés par quelques entités dominantes, asséchant la diversité et le pluralisme qui ont fait la richesse de l’humanité.

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