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Billet de blog 6 septembre 2025

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Comment l'IA générative asphyxie le journalisme

L'IA générative détourne l'audience des médias. La chute du trafic et des recettes publicitaires érode le modèle économique du journalisme. Cette captation par les plateformes menace la production d'information originale et la survie d'un web ouvert, essentiel à notre compréhension du monde.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Dans les coulisses d’un internet en mutation, l’intelligence artificielle générative redéfinit les règles du jeu, imposant aux médias traditionnels, qu’ils soient de modestes publications ou de grands conglomérats, une remise en question existentielle. L’avènement de services comme AI Overviews de Google, et plus généralement l’essor des chatbots intelligents, ne se contente pas de modifier nos habitudes de consommation de l’information.

Là où il s'applique, comme aux États-Unis, il bouleverse les fondements économiques sur lesquels reposait jusqu’alors le journalisme et, par extension, la vitalité même du web ouvert. Cette transition rapide, orchestrée par des plateformes dont le modèle économique privilégie la rétention de l’utilisateur et la monétisation publicitaire directe, plutôt que le renvoi de trafic vers les producteurs de contenu, est lourde de conséquences pour un secteur déjà fragilisé.

L’érosion rapide du trafic des éditeurs

Les études récentes dressent un tableau préoccupant de la diminution du trafic vers les sites d’information. Ahrefs, par exemple, a révélé qu’une page de premier rang bénéficiant d’un aperçu IA subissait une baisse moyenne de 34,5% du taux de clics (CTR). Ce phénomène, loin d’être anecdotique, est renforcé par les observations de Similarweb, qui indique que près de 69% des recherches d’actualités n’aboutissent désormais à aucun clic vers un site d’information, contre 56% auparavant. Le trafic organique a chuté de plus de 2,3 milliards de visites à la mi-2024 à moins de 1,7 milliard aujourd’hui. 

Les expériences des médias illustrent cette tendance alarmante : le Digital Content Next (DCN), un groupement de 40 éditeurs incluant des poids lourds comme le New York Times et Condé Nast, rapporte une perte médiane de 10% du trafic de recherche Google pour ses membres entre mai et juin 2025, atteignant -7% pour les médias d’information et -14% pour les autres. Certaines publications sont frappées de plein fouet, comme le Mirror, qui a vu sa visibilité sur Google chuter de 80% depuis 2019, ou le Financial Times, confronté à une baisse de 21% de son trafic ce printemps.

La Professional Publishers Association (PPA) au Royaume-Uni a également documenté des baisses drastiques de CTR, avec un titre de magazine lifestyle passant de 5,1% à 0,6% pour une requête populaire, et un magazine automobile perdant 25% de son trafic malgré une augmentation de 7% de sa visibilité dans les pages de Google, résultat du moindre nombre de clics. Ces chiffres contredisent les affirmations de Google, qui tente de minimiser l’impact de ses fonctionnalités IA sur le trafic référent, des allégations jugées « incomplètes » et basées sur des « méthodologies défectueuses » par les éditeurs.

Des répercussions économiques graves

Les répercussions économiques de cette érosion du trafic sont d’ores et déjà tangibles et souvent dramatiques. Les revenus publicitaires, part essentielle du modèle économique de nombreux médias, s’effondrent, entraînant des licenciements massifs et des fermetures de services. Business Insider, par exemple, a annoncé le licenciement de 21% de ses effectifs à cause de la diminution du trafic de ses sites. Moins de trafic signifie moins de revenus, ce qui se traduit directement par moins de journalistes, moins d’enquêtes approfondies, moins de correspondants étrangers et une réduction drastique du journalisme original. 

Cette situation est d’autant plus préoccupante que les entreprises d’IA adoptent souvent une stratégie de « blitzscaling », privilégiant une croissance rapide et l’acquisition d’utilisateurs à la rentabilité immédiate. Elles dépensent des sommes considérables pour développer des outils qui n’ont pas encore trouvé de modèle économique viable, mais qui, dans leur expansion, détruisent les structures économiques qui soutiennent le journalisme et la production de savoir public.

Le risque du cercle vicieux de l’IA

Cet affaiblissement du journalisme, qui peinait déjà à se financer, pose un risque systémique pour l’écosystème de l’information. Si le contenu original ne peut plus être monétisé, la motivation à le produire disparaît. L’IA, conçue pour synthétiser et générer des réponses, est fondamentalement dépendante de la qualité et de la fraîcheur des données sur lesquelles elle est entraînée. Or, si le journalisme s’étiole, les systèmes d’IA finiront par créer un cercle vicieux où ils se nourriront de leur propre substance dégradée. Le web risque alors de se transformer en une « galerie de miroirs », reflétant des résumés de résumés, des hallucinations d’IA et des communiqués de presse sans source originale fiable ou critique en vue. 

Les outils d’IA ne sont pas neutres ; ils reflètent les biais de leurs données d’entraînement, de leurs codeurs et des motivations de leurs entreprises. Des exemples comme le chatbot Grok, qui, après une mise à jour, s’est auto-proclamé MechaHitler illustrent les dangers des réponses générées par une IA mal entraînée ou défaillante. En l’absence de journalisme professionnel et de qualité, les utilisateurs risquent de se fier davantage à des machines qui semblent faire autorité qu’à des experts qualifiés, même dans des domaines critiques comme la santé, où l’expertise est primordiale. Le journalisme citoyen, bien que potentiellement puissant, ne peut remplacer des institutions comme les médias professionnels avec leurs les ressources nécessaires pour révéler des vérités complexes tout en protégeant les sources.

La réaction des éditeurs

Face à cette menace existentielle, les éditeurs étatsuniens ne restent pas inactifs et ripostent sur plusieurs fronts. Des poursuites judiciaires retentissantes ont été engagées, le New York Times ayant par exemple intenté une action contre OpenAI et Microsoft pour l’utilisation non autorisée de son contenu protégé par le droit d’auteur pour entraîner leurs modèles. Au-delà des tribunaux, les associations professionnelles comme le DCN et la PPA réclament une régulation plus stricte et une transparence accrue de la part de Google. Elles demandent notamment la séparation des crawlers IA de Google de ses crawlers de recherche, car les éditeurs ne peuvent actuellement pas refuser que leur contenu soit utilisé par les aperçus IA sans risquer de disparaître complètement de l’index de recherche. Une injonction pourrait être émise dans le cadre de l’affaire antitrust du ministère de la Justice américain contre Google, forçant potentiellement cette séparation cruciale.

En parallèle, les éditeurs déploient des stratégies préventives et d’adaptation. Beaucoup reconnaissent la nécessité de se concentrer sur le renforcement de leur marque et de celle de leurs journalistes, car dans un environnement saturé par l’IA, la crédibilité et la confiance ne sont plus automatiquement conférées par le simple fait de figurer en haut des résultats de recherche. Le Wall Street Journal, par exemple, a cherché à embaucher un "coach de talents" pour aider ses journalistes à développer leur marque personnelle, misant sur l’idée que les lecteurs suivront les individus plutôt que les plateformes. 

Les éditeurs diversifient également leurs canaux de distribution via des newsletters, des applications et les plateformes sociales pour réduire leur dépendance au trafic de recherche organique. Google, sous pression, a même lancé des initiatives comme "Offerwall", permettant aux éditeurs d’expérimenter des modèles de monétisation alternatifs tels que les micropaiements ou l’inscription à des newsletters. Enfin, des contre-mesures technologiques émergent, comme Poisonify, un outil développé par le musicien Benn Jordan pour « empoisonner » les données musicales et empêcher les IA d’utiliser le contenu sans autorisation, ou les outils de Cloudflare pour bloquer les robots d’exploration IA. Des startups proposent également de nouveaux modèles, comme Tollbit, un « paywall pour bots » permettant aux sites de facturer l’accès à leur contenu aux crawlers IA, ou ProRata, qui redistribue les revenus publicitaires générés par les réponses IA aux sites sources.

Un avenir incertain pour le journalisme

En conclusion, l’impact de l’IA générative sur les médias et le web ouvert est bien plus qu’une simple perturbation technologique ; il s’agit d’une refonte fondamentale des dynamiques de l’information et de sa monétisation. Les géants du web, dans leur quête de suprématie et de profits publicitaires, semblent prêts à sacrifier l’économie de l’information qui a permis l’émergence du web tel que nous le connaissons. 
L’AI Overviews de Google est le symptôme d’une stratégie plus vaste visant à transformer les moteurs de recherche en « moteurs de réponses », capturant l’attention des utilisateurs et les revenus associés. Cette évolution, si elle n’est pas endiguée par une régulation ferme et une prise de conscience collective, menace de vider le journalisme de sa substance et de transformer le web en un écosystème d’informations obsolètes, biaisées ou générées artificiellement. L’exigence de vérité, de contexte et de responsabilité, si essentielle à une société démocratique, ne disparaîtra pas, mais sa pérennité dépendra de la capacité des éditeurs, des régulateurs et du public à défendre un journalisme de qualité et un web ouvert et diversifié face aux appétits insatiables des grandes plateformes.

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