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Billet de blog 21 janvier 2025

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Silicon Valley et Donald Trump : le ralliement des élites technologiques

Alors que la Silicon Valley incarnait autrefois l’avant-garde progressiste alignée sur le Parti démocrate, désormais les élites technologiques trouvent dans le camp de Donald Trump une protection contre ce qu’elles perçoivent comme des menaces existentielles. Plongée au cœur de ce basculement historique.

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L’image est saisissante : les grands patrons de la Silicon Valley, figures d’un capitalisme innovant et autrefois associé aux idéaux progressistes, se pressent pour assister à l’inauguration de Donald Trump. Au premier rang, on distingue Marc Zuckerberg, Elon Musk, Jeff Bezos et Sundar Pichai, le visage impassible face à un événement qui symbolise un renversement majeur d’alliances politique et culturelle. Cette scène, qui aurait paru inimaginable il y a une décennie, illustre les profondes mutations qui ont conduit une partie des élites technologiques à trouver un intérêt, voire un refuge, dans le camp de Trump. Que révèle cette métamorphose ? La récente grande interview accordée au New York Times par Marc Andreessen, figure centrale de la Silicon Valley et ancien fervent démocrate, offre des éléments de réponses et éclaire les dynamiques politiques qui ont conduit à ce basculement inattendu.

Une idylle démocrate devenue amère

L’alliance entre la Silicon Valley et le Parti démocrate trouve ses racines dans les années 1990, une période marquée par l’émergence de l’économie numérique et le triomphe de l’idéologie néolibérale. L’administration de Bill Clinton a joué un rôle central en promouvant une dérégulation massive des marchés financiers et des télécommunications. Ce cadre a permis à la Silicon Valley de prospérer dans un environnement propice à l’innovation, sans les contraintes réglementaires des industries plus traditionnelles.

L’administration Clinton a non seulement été favorable à la croissance économique alimentée par les start-ups, mais elle a aussi soutenu activement le développement de l’internet. Des initiatives comme le financement de supercalculateurs et l’ouverture des infrastructures du département de la Défense aux usages commerciaux ont créé les bases de la révolution numérique. Marc Andreessen a lui-même bénéficié de ces infrastructures financées avec de l’argent public pour créer le premier navigateur web de l’histoire, Mosaïc, au sein de l’université de l’Illinois. C’est ce qui allait donner lieu quelques années plus tard à Netscape, l’une des premières start-ups du net. Dans ce contexte, des figures comme Andreessen ont émergé comme des pionniers emblématiques de cette nouvelle ère. Le modèle qui s’est imposé était celui d’un capitalisme éclairé : accumuler des richesses colossales tout en promouvant des causes progressistes (mariage homosexuel, interdiction des armes à feu, légalisation de l'immigration clandestine etc.).

Sous le premier mandat de Barack Obama, cette relation s’est intensifiée. Obama était perçu comme le champion d’une nouvelle génération connectée, et sa campagne de 2008 a brillamment exploité les réseaux sociaux. La Silicon Valley, notamment Facebook et Twitter, a joué un rôle clé dans la mobilisation électorale. Les grands patrons de la Tech étaient enthousiastes à l’idée d’une administration qui partageait leur vision d’un monde où innovation technologique et progrès social allaient de pair. Cet enthousiasme mutuel s’est traduit par des mesures favorisant les industries technologiques, comme les investissements dans les énergies renouvelables, souvent portées par des entreprises de la Silicon Valley. Le rôle catalyseur des réseaux sociaux dans le déclenchement du Printemps arabe a renforcé l'idée que la Silicon Valley, main dans la main avec l'administration démocrate, oeuvrait en faveur de la démocratie et de la justice, tout en créant des richesses incomensurables.

Cependant, cette idylle a commencé à se fissurer face à des tensions internes. Au cours du second mandat d’Obama, des mouvements sociaux comme Occupy Wall Street ont commencé à dénoncer les inégalités croissantes. Les grands groupes technologiques, autrefois héros de l’économie numérique, ont été critiqués pour leur concentration excessive de richesse et de pouvoir. Cette critique s’est amplifiée avec l’émergence de mouvements comme #MeToo et Black Lives Matter, qui ont mobilisé une jeunesse désillusionnée par le système politique.

Les primaires démocrates de 2016 ont illustré cette radicalisation, avec l’engouement des jeunes électeurs pour Bernie Sanders, porteur d’un message anticapitaliste. Cette génération politisée, souvent employée dans les entreprises tech, a commencé à exiger des comptes de la part de leurs employeurs. Des débats internes sur la diversité, les inégalités salariales et l’impact social des technologies ont créé des tensions entre les directions et leurs employés, révélant un fossé grandissant entre les élites de la Silicon Valley et leurs bases progressistes.

Pour Marc Andreessen et ses amis cette mise en cause dynamique des dominations de classe, de race et de genre en était de trop. La nouvelle bourgeoisie de la Silicon Valley s'est sentie réellement menacée par la montée des revendications de la jeunesse, ce que Andreessen, en adoptant le récit de la théorie "anti-woke" attribue à la radicalisation des milieux universitaires et les mensonges des médias "libéraux" comme MSNBC. Apparaît ici clairement le caractère proprement réactionnaire de ce mouvement politique qui emerge en réaction aux convulsions politiques des années 2010 qui ont traversé les US. 

Les fractures sous Trump et Biden

L’élection de Donald Trump en 2016 a ajouté une nouvelle couche de complexité. Initialement, la Silicon Valley s’est opposée à son programme populiste et protectionniste. Cependant, l’administration Trump a également exploité les divisions internes au Parti démocrate pour réduire la pression réglementaire sur les entreprises. Dans le même temps, des figures comme Peter Thiel ont vu en Trump un instrument pour contrer la montée d'une gauche anti-néolibérale.

Avec l’administration Biden, les tensions ont atteint leur paroxysme. Les mesures visant à réguler les crypto-monnaies ou à imposer un contrôle plus strict sur l’IA ont été perçues comme des menaces directes à l’innovation. Par ailleurs, les exigences accrues en matière de diversité et de conformité aux normes éthiques ont renforcé l’impression d’un environnement hostile à l’esprit entrepreneurial de la Silicon Valley.

Dans ce contexte, une nouvelle faction politique a émergé : la "Tech Right". Menée par des figures comme Thiel puis Musk, cette mouvance rejette les exigences perçues comme excessives de la gauche tout en soutenant une vision capitaliste sans entrave. Le ralliement à Trump repose moins sur des convictions idéologiques que sur une nécessité de survie face à ce qu’ils considèrent comme une intrusion gouvernementale croissante.

Le basculement des élites de la Silicon Valley vers Trump marque un changement de paradigme dans la politique américaine. Il révèle non seulement les contradictions internes du modèle technologique, mais aussi les limites de l’alliance traditionnelle entre innovation et progrès social. Alors que les défis comme l’IA et le changement climatique exigent une coordination mondiale, cette polarisation croissante entre technocrates et politiciens présage un avenir incertain pour la démocratie américaine.

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