« Maigrissez! » Je feuillette un magazine, j’ai l’impression de voir la même fille, grande, mince, peau claire, dupliquée sur toutes les pages. Je marche dans la rue, elle est toujours là, sur les panneaux publicitaires, pour vendre du fromage ou du parfum, à me regarder du haut de ses 1m80 de perfection. Alors, j’allume la télé, ou je vais sur l’Internet, et c’est toujours la même. Non seulement, elle est partout, mais tous les médias m’incitent à lui ressembler. « maigrir rapidement », « maigrir après l’hiver », « maigrir avant l’été », « maigrir en dormant », « maigrir en mangeant », « maigrir ». Le leitmotiv hypnotique ne s’arrête jamais.
Le corps signifiant. Bien sûr l’imposition de modèles auxquels hommes comme femmes devraient se conformer n’est pas nouvelle. Et pour cause, la constitution d’un modèle physique idéal reflète les valeurs d’une société et le corps renvoie une image sociale qu’il s’agit de contrôler. Le XVIII siècle, siècle des Lumières qui s’attache à dénoncer le surplus de civilisation, considère donc le surpoids comme un signe de luxure, de langueur, et de perte de vitalité. Avec la montée de l’individualisme bourgeois, le souci du corps s’accroît, la minceur est prescrite (usage du corset pour les femmes par exemple, pour les hommes, la bedaine est tolérée si elle n’est pas affaissement). Cette perception négative du « gros » se prolonge au cours du XIXème siècle, mais de nouvelles découvertes scientifiques et le début de la science alimentaire conduisent à considérer désormais « la graisse » comme « substance issue d'une énergie non consommée », écrit Georges Vigarello. Le surplus de graisse est donc perçu comme inutile, gaspillage incompatible avec une société qui prône le rendement.
L’exigence d’une certaine minceur n’est, on le voit, pas nouvelle. Mais aujourd’hui plus que jamais notre silhouette est signifiante, parfois même à son corps défendant. Paresse, langueur, inaction, sont très largement associées au surpoids et encore plus violemment rejetées dans nos sociétés liquides, selon l’expression de Zygmunt Bauman, sociétés du tout-contrôle qui exige toujours le dynamisme, la productivité, l’efficacité. En revanche, notre siècle opère un retournement, le surpoids est désormais associé aux classes les plus pauvres, et non plus au surplus de civilisation - une étude américaine indique par exemple que les femmes dont le poids est supérieur de 30 kg et plus à la moyenne ont un revenu inférieur de 9% au revenu moyen. Le corps est donc un outil de différenciation sociale. Dans une société où l’argent est une valeur, le surpoids est d’autant plus largement rejeté. La société semble donc me crier à travers cette grande fille parfaite, « je suis mince, je suis riche, je suis productive et dynamique, sois mince, riche, productive et dynamique. »
L’incontrôlable féminin. Grande fille mince... Oui, d’ailleurs, pourquoi toujours une femme pour vendre du fromage et du parfum? pour une inversion des rôles dans la publicité, cf ce projet :
Pourquoi la pression exercée sur le corps féminin semble-t-elle tout de même plus forte que celle sur l’homme? Déjà, parce que le corps de la femme paraît incontrôlable, ce corps qui peut donner la vie, qui grossit formidablement avant de s’affaisser. Et ce caractère incontrôlable dérange notre société. Il rappelle le temps qui passe à chaque marque, à chaque vergeture. Il faudrait donc lisser, gommer, photoshopper, maîtriser ce corps, - que ce soit par les corsets hier, ou aujourd’hui par les shorts amincissants, pour que le temps soit enfin nié et placé sous un contrôle total et parfait. « Cependant, c’est là le premier mensonge, la première trahison de la femme : c’est celle de la vie même qui, fût-elle revêtue des formes les plus attrayantes, est toujours habitée par les ferments de la vieillesse et de la mort » écrit Simone de Beauvoir dans le Deuxième Sexe. Mais qu’on ne s’y trompe pas, que ce soit cette grande blonde ou sa copine brésilienne aux seins et fesses imposantes (mais musclées et fermes, s’il vous plaît, la société n’aime pas le laisser-aller), la tyrannie reste finalement la même : il s’agit de faire rentrer les femmes dans un modèle fixé par d’autres (mais parfois aussi par elles-mêmes...) de le contrôler et le transformer en vecteur de notre morale: jeunesse, efficacité, contrôle de soi, richesse... Finalement, qu’on le voile ou qu’on le surexpose, le corps féminin semble toujours objectivé et non maître de son image.
« Soixante douze mille quatre cents répétitions font une vérité ». Il serait peut-être temps de desserrer l’étau dans lequel on a enfermé le corps féminin, en prônant, pour commencer, la diversité des corps, mince ou gros, petit ou grand, contre la volonté normative de notre société. La situation est urgente, car la montée générale de maladies telles l’anorexie ou la boulimie me semble loin d’être anodine, et doit être interprétée comme un dérèglement de notre modèle. Soyons honnête : elle n’est certes pas entièrement à imputer aux pubs ou aux magazines, ce serait une explication trop évidente à un phénomène complexe. Mais considérons les comme une des causes, ou du moins un facteur aggravant. Car le danger aujourd’hui, c’est le pouvoir et la violence inégalés des médias dans la constitution d’un modèle de beauté. Modèle qui se constitue à coup de ces axiomes répétés depuis l’enfance qui ont pour tâche de dicter nos valeurs. « Soixante douze mille quatre cents répétitions font une vérité. » lit-on dans le Meilleur des mondes. Soixante douze mille quatre cents « vous devez mincir », Soixante douze mille quatre cents, « rester jeune », soixante douze mille quatre cents fois depuis l’enfance, ça vous conditionne un jeune cerveau.
Pour aller plus loin :
Georges Vigarello, Les métamorphoses du gras : Histoire de l'obésité du Moyen Age au XXe siècle. Points Histoire, 384 pages