Premier label de jazz tunisien, Jazzit Records est né des débats suscités par le Covid19 sur la défection du secteur culturel et le statut précaire des musiciens, déjà compliqué par l’absence de régulation des droits d’auteur et droits voisins. Après des années d’errance jazzistique, voilà que le rêve, longtemps couvé par ce batteur autodidacte, vient enfin d’éclore.

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Cela remonte aux rendez-vous live créés par Malek Lakhoua, au cours de son cursus universitaire de médecine. En 2006, il lance les Jeudis jazz au Bœuffy, avec sa formation le « Blue Note Project ». Une année après, le brillantissime Mourad Benhammou y débarque en guest-star. Il deviendra le mentor de Malek Lakhoua. Batteur de référence sur la scène française, Benhammou dirige le quintet des Jazz Workers. Il a collaboré avec plusieurs musiciens qui ont fait le bop et le hard bop, deux genres musicaux qui ont révolutionné la syntaxe du jazz et libéré l’improvisation et la créativité des jazzmen.
Lors de ces rendez-vous, des musiciens jeunes ou confirmés allaient se rencontrer et échanger sur des scènes improvisées. Souvent, les soirées du festival finissaient au Bœuffy, en jam-sessions inoubliables, comme celle réunissant Richard Bona à la bass et Brown, alias Azaiez Hamrouni, à la batterie.
L’effervescence de cette période concordait avec la tenue des festivals de jazz de Carthage et de Tabarka, mais aussi de « Couleurs jazz », une manifestation couronnant les ateliers de résidence en création de l’école de jazz du Centre des musiques arabes et méditerranéennes (CMAM).

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Á l’initiative du guitariste et compositeur tunisien Fawzi Chekili et du saxophoniste belge Pierre Vaiana, cette classe de Jazz démarrait en 2001, dans le cadre d’une collaboration entre le CMAM, l’association les Lundis d'Hortense et la Délégation Wallonie-Bruxelles à Tunis. Plus tard, Lakhoua jouera avec l’Organic trio de Fawzi Chekili. Outre sa vocation de pédagogue, Chekili est un pionnier de la fusion jazz-musique tunisienne. Son premier album "Taqasîm", sorti en 1994, a été produit par lui-même.
Á la même époque, Lakhoua rencontre le talentueux Moncef Genoud, pianiste suisse d’origine tunisienne, lors d’un concert donné au Festival international de Carthage avec Grégoire Maret à l’harmonica, Idriss Mohamed à la batterie et James Cammack, bassiste d’Ahmad Jamal. Des musiciens d’exception avec lesquels Genoud joue aussi dans le film documentaire "Retour à Gorée", aux côtés du chanteur sénégalais Youssou N’Dour.
"Retour à Gorée" raconte la traversée de Youssou N'Dour et de Moncef Genoud sur les traces des esclaves noirs et de leur musique pétrie de « la rumeur des siècles » et des « plaintes de l’océan » : le jazz. Cette fois, c’est un aller-retour pour rapporter en Afrique tout un répertoire et le chanter à Gorée, « île-mémoire » symbole de la traite négrière.
Guidé dans sa quête par Moncef Genoud, Youssou N'Dour parcourt les continents à la rencontre d’autres musiciens et quelqu’un comme le poète Amiri Baraka, auteur du fameux "Blues people" et qui s'est fait "le chantre d'une esthétique afro-américaine émancipée de l'hégémonie des canons de la culture occidentale". D'Atlanta à New Orléans, de New York à Dakar en passant par le Luxembourg, les chansons s'imprègnent de la recombinaison des traces d’antan. Edouard Glissant ne dit-il pas, si justement, que « le jazz est la reproduction de la trace africaine dans un processus d’opacité ». Le saxophoniste et chanteur nigérian Fela Kuti est lui aussi parti sur l’autre rive pour découvrir que, là-bas, le jazz est une musique de combat.

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Une phrase de Dizzy Gillespie pourrait bien résumer tout ça : « Des hommes sont morts pour cette musique. Il n’y a pas plus sérieux que cela ».
Et à bien tendre l’oreille, les clameurs de cette musique qui revient de loin ne sont pas si méconnaissables que ça. Aujourd’hui encore, les "boat people" continuent à être transbordés entre terre et mer. Comme les "blues people", ces « peuples-lucioles » tentent « l’impossible pour affirmer leurs désirs, émettre leurs propres lueurs et les adresser à d’autres ».
Les bopers le savent, une révolution s’est faite dans le jazz et par le jazz. Ils savent aussi que la vocation du jazz est de créer de l’imprévu et de la beauté qui naissent de la rencontre avec l’autre.
C’est pourquoi il est important de « connaître le passé pour comprendre le présent et rêver d’un futur », comme le dit Pierre Vaiana dans une interview.
Passionné par l'histoire du jazz, Mourad Benhammou se sent, lui, investi d’un "devoir de mémoire".
De la même manière, Malek Lakhoua entend perpétuer et transmettre, aux jeunes générations, cette grande tradition multiculturelle qui va à contre-courant du mainstream, du spectacle et de la marchandisation.
C’est donc naturellement que Lakhoua, Benhammou, Vaiana et Genoud, devenu le parrain de Jazzit Records, se retrouvent pour des projets communs.
Coltrane disait que « le jazz contient de la fraternité ».
Et les affinités jazzistiques n’ont cessé de se prolonger en créativité. En 2019, “Vienna meet Tunis" fait l’événement. Au programme, un hommage à Dexter Gordon joué par un beau quintet : Madeleine Kaindl – saxophone tenor, Malek Lakhoua – batterie, Andreas Waelti - contrebasse et au piano Moncef Genoud en invité spécial.
Andreas Waelti reviendra en Tunisie pour le premier concert "Tunisian Vibes. Kyle Schäfer trio", premier volet de l'album sorti en juin 2023.
Installé depuis quelques années en Tunisie, le pianiste californien Kyle Schäfer vient d’une tradition musicale classique, alliant gospel et spirituel, qu’il va métisser avec la musique traditionnelle tunisienne. Cela donne des arrangements savoureux de morceaux d’anthologie tunisiens, mais aussi algériens. En prime du Hédi Jouini, puis Ya rayah de Dahmane El Harrachi, plus tard reprise par Rachid Taha, et Zina de Babylone. Mais aussi des morceaux contemporain comme Jerba de Youssef Khiari ou encore Nghir alik de Yuma.
"Tunisian Vibes" est le deuxième album produit par Jazzit Records. Il est le fruit d’une belle collaboration avec le label belge Igloo Records.
Quant au premier album signé Jazzit Records, il parait en décembre 2021. C’est le "Moncef Genoud Trio Live à l’Ariana" qui sera suivi par plusieurs concerts en Tunisie, notamment au Sicca Jazz Festival. Moncef Genoud est accompagné par Timothy Verdesca à la bass et Malek Lakhoua à la batterie. Au répertoire, des morceaux pop : "The wind cries Mary" de Jimi Hendricks, "Redemption song" de Bob Marley, ou encore "Smelles like teen spirit" de Kurt Cobain and co, mais aussi un morceau de Genoud "Chermignon".
La même année sort “Besame Mucho”, le premier album de Malek Lakhoua en tant que leader, accompagné par l’excellent Wajdi Riahi au piano et Wassim Benrhouma à la contrebasse.
Un superbe trio acoustique qui met à l’honneur Thelonious Monk, maître du bop et du hard bop, avec trois titres : "We See", "Blue Monk" et "Monk’s Dream", mais aussi une reprise de l’incontournable standard "In a sentimental mood" de Duke Ellington. Et bien évidemment « Besame mucho » de Consuelo Velasquez, qui donne son nom à l’album. Ce tout premier disque paraît sous le label international Black & Blue. Une rencontre avec l’un des fondateurs du label, Jean-Pierre Tahmazian, a été organisée grâce au batteur Mourad Benhammou, qui a encouragé ce projet dès le début.
Enfin, un beau projet d’album est à venir : "Jazz’it and words. Quand la poésie rencontre le jazz". Poèmes de Mahmoud Chalbi lus par Christine Vouilloz et Mahmoud Chalbi, avec Moncef Genoud au piano et Malek Lakhoua à la Batterie. Revisitant un genre investi par de brillants artistes contestataires, allant de la Harlem Renaissance, en passant par la Beat generation, le "Spoken word" de Gil Scott-Heron, jusqu’à la manifestation "Street poetry", organisée par des jeunes tunisiens dans les espaces publics, au lendemain de la révolution, mais aussi les slameurs, rappeurs et autres rimeurs underground, "Jazz’it and words" se tisse aux clameurs incandescentes qui soulèvent les villes et les font espérer.
Et la belle aventure de Jazzit Records se poursuit avec d’autres projets gardés au secret, pour le moment. Souhaitons avec Dr Jazz, alias Malek Lakhoua, que ce « premier label va contribuer à dynamiser et structurer la scène jazz tunisienne et à ouvrir de nouveaux horizons pour les musiciens locaux et internationaux ».