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Billet de blog 20 mars 2018

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Ce qu'Edwy Plenel m'a dit sur la révolution tunisienne

En janvier 2012, Edwy Plenel participait au colloque « Média et Internet 4M » qui se tenait à Tunis. Je l'ai invité à mon émission « Café noir », sur les ondes de RTCI, pour une interview marquante dont je retranscris ici de larges extraits. Mon hommage à Mediapart, à l’occasion de ses dix ans.

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L'information et le numérique

Il y a dans le monde entier, actuellement, une révolution qui est la révolution numérique, qui est en fait de la même ampleur que les deux précédentes révolutions industrielles. C’est pour ça qu’il y a tout les objets mobiles, le virtuel qui nous permet de communiquer différemment, mais derrière, il y a un ébranlement culturel et économique profond des sociétés, et tout le journalisme dans nos pays est ébranlé par cela. Il est ébranlé parce que les citoyens sont désormais acteurs de l’information. Les professionnels ne sont plus les seuls maîtres de ce débat en donnant la parole aux citoyens, désormais les citoyens la prennent. J’ai des échos des batailles qui ont lieu, actuellement, en Tunisie. Moi, je ne suis pas inquiet comme le sont certains confrères. Il faut se battre sur des principes, mais il faut se dire aussi que ce sont des processus qui arrivent, qui ébranlent, qui recréent d’autres dynamiques. Alors, justement, la bonne nouvelle que représente ce « café noir», la Tunisie qui est en cours et en processus. Et pour nous, il y a une très forte attente de ce que vous pouvez inventer ici.

Illustration 1
Colloque "Média et Internet 4M"

« Notre métier doit descendre de l’estrade »

Eh bien, il faut qu’en même temps s’invente par les peuples une révolution démocratique qui permette de repenser ça. Du coup, nous, à Mediapart, dans ce contexte-là, nous devons montrer une nouvelle voie pour notre métier. Et la vérité, c’est que notre métier doit descendre de l’estrade et il doit accepter l’idée qu’il s’était arrogé le monopole de l’opinion. Et je voudrais dire aux confrères et aux consœurs qui sont, ici, dans ce maelstrom d’une révolution, qui est toujours en cours, que notre premier métier n’est pas l’opinion, elle appartient au citoyen, la liberté d’expression, l’éditorial, l’analyse, le commentaire, désormais, ils n’ont pas besoin de nous, ils peuvent le faire sur internet. En revanche, nous sommes requis par le cœur de notre métier qui est l’information, l’enquête, le reportage, l’analyse, le terrain. Je pense que c’est là l’enjeu. Il faut des enquêtes et des reportages, il faut faire vivre la société, et ce sont les faits qui font bouger la société, autrement, on ne croirait pas à notre métier. Notre métier n’est pas de proclamer une opinion, mais de faire parler la réalité, et c’est là que les citoyens nous attendent. Si on s’enferme dans l’idée « je vais penser à votre place », les citoyens nous en voudront et se battront contre nous et nous perdrons la confiance en nous. C’est ce qui est arrivé à notre journalisme traditionnel. A côté de ce cœur de métier, il y a ce qu’on a appelé « club », pas au sens de Rotary club, mais club de l’élaboration et du bouillonnement de la démocratie, une plateforme de blogs en accès libre, ouverte à l’ensemble des abonnés de Mediapart qui peuvent tenir un blog et débattre. On écrit un article, le public est là, il nous rectifie, il nous corrige, il nous bouscule, il nous discute … Alors, au début, pour certains journalistes, c’est insupportable. Moi, je prétends qu’à l’inverse, ça crée de la confiance. N’oublions pas que nous journalistes, nous sommes dépositaires, intermédiaires, relais d’un droit qui ne nous appartient pas et nous sommes requis par ce droit, le droit de savoir des citoyens.

« Ce qui prime, c’est la refondation de l’écosystème démocratique »

Vous vivez un processus démocratique qui est tout jeune. Les citoyens ont tous le droit d’y participer, où qu’ils soient, qu’ils soient fortunés ou pauvres, ils ont tous le droit de participer. Comment peuvent-ils participer ? La démocratie, ce n’est pas que le droit de vote. Eh bien, pour participer, il faut qu’ils soient informés, pas qu’on leur dise ce qu’il faut penser. On a eu hier une séance formidable sur l’opendata, l’opengov, il faut que tout le processus constitutionnel soit public, il faut qu’on puisse y contribuer. Vous devez faire comme l’Islande, qui est un tout petit pays en Europe, qui a vécu une révolution démocratique pacifique, dans le cadre de la crise financière. Eh bien, il faudrait que la Tunisie, qui est plus proche, soit le laboratoire économique de cela. Ce n’est pas la bataille idéologique qui prime aujourd’hui, c’est la refondation de l’écosystème démocratique dans lequel le journalisme doit montrer qu’il est au rendez-vous de cette attente sociale des citoyens.

Le regard du journalisme français sur la Tunisie 

C’est un regard, pour une partie de la profession, inquiet. Le pari qu’a lancé le peuple tunisien dérange tous ceux qui ne voulaient pas voir la dictature. Vous avez rappelé que Mediapart s’est créé en 2008, et quelques mois après, nous avons publié des enquêtes sur la Tunisie et il n’était pas difficile de voir ce que tout Tunisien savait mais ne pouvait pas dire dans son pays. C’est à ce moment-là que nous avons été interdit d’accès ici en Tunisie jusqu’à la révolution. Beaucoup de journalistes, il y a un chapitre dans Tunis Connection sur les compromissions journalistiques avec la dictature, et de médias traditionnels français n’ont pas voulu voir, ont accompagné cet oubli, pourquoi ? Et c’est là qu’on revient à notre attente à nous qui sommes totalement solidaires de ce processus, qui est fragile, qui est incertain, mais l’histoire n’est jamais écrite. Eh bien, notre attente, c’est que nous avons besoin qu’ici ça réussisse pour nous réveiller chez nous. Nous sommes des démocraties en crise, nous sommes des démocraties fatiguées, je l’ai dit hier au colloque, nous sommes aussi des démocraties de basse intensité, travaillée par la crise économique, travaillée par la quête du pouvoir personnel, c’est ce que représentait la présidence Sarkozy, travaillé dans certains territoires de l’Europe, voire en France, par des discours xénophobes, racistes et islamophobes. Tout cela est au cœur de notre pays.

« Les journalistes doivent mener la bataille de l’information pour le peuple »

Donc comment on va sortir de cela ? Il faut sortir en redonnant confiance dans la création démocratique. La démocratie n’est jamais une donnée immobile et il nous faut une démocratie supérieure, plus vivante que ça a été. Dans ce contexte, le journalisme a une responsabilité et doit se mettre en mouvement en acceptant que la société l’interpelle. Il est normal qu’une société qui n’a pas eu la parole, avec une question sociale au cœur de cela, parce qu’il y a les biens-nés, les diplômés, ceux qui ont accès et qui parlent, il y a une société qui bouillonne et qui bouscule. Oui, bien-sûr qu’elle bouscule, parfois, elle est virulente, bien-sûr qu’elle est virulente. Il faut l’accepter en étant au rendez-vous de notre travail et l’enquête en est le cœur. Les faits nouveaux, comme vous le savez à Mediapart, c’est notre ADN, l’investigation, nous avons sorti toutes sortes d’affaires, y compris concernant la révolution tunisienne. Il faut faire ce travail et il faut par ailleurs mener la bataille, sur quel écosystème démocratique, tout ce qu’on disait lors de ce colloque, l’accès aux documents, l’accès du citoyen à l’information. Il faut se battre là-dessus. Je dis ça parce que je sens qu’il y a une inquiétude par rapport au débat partisan, par rapport au résultat des élections, par rapport aux tensions que ça crée, je vois bien que tout ça est en cours. Là-dessus, il ne faut pas céder sur les principes, sur la liberté de l’information, bien-sûr. Dans ces moments-là, il faut prendre la ligne de crête, il faut inventer. Le numérique, bien sur tout dépend du rythme technologique, du rythme démocratique, la Tunisie n’est pas équipée. Hier, par exemple, on en a parlé, c’est vrai que le droit d’accès au numérique est un droit fondamental, un processus qui permettrait une démocratisation plus rapide de l’information. Là, il faut se tourner vers les pouvoirs publics. Le droit d’accès à l’information est un droit aussi fondamental que le droit à l’eau et à l’électricité parce que c’est comme ça que se créera la démocratie. Donc, les journalistes, plutôt que de faire la morale au peuple sur ce qu’ils pensent, doivent mener cette bataille pour le peuple. Le défi qu’a lancé au monde le peuple tunisien, nous concerne tous. Pas seulement l’invention que vous allez faire ici. Vous avez allumé un processus qui ébranle tout le monde arabe et qui ébranle nos pays aussi. Et en l’occurrence, la bataille se joue chez nous. Quelle bataille ? Ceux qui disent « il n’y a pas de révolution, c’est un coup d’Etat », ce sont ceux qui s’étaient compromis avec la dictature.

« La révolution tunisienne nous libère »

C’est pour cela que moi, au moment de la révolution tunisienne, quand nous avons fait une soirée de solidarité le 7 février 2011, où d’ailleurs, l’un des orateurs aux côtés de Stéphane Hessel, était Moncef Marzouki qui est aujourd’hui le président de la République, j’ai dit la révolution tunisienne nous libère, elle nous libère aussi de nos peurs qui sont exploitées en Europe parce que pour ne pas résoudre les questions sociales, pour continuer à confisquer la démocratie, on crée une logique du bouc-émissaire. Et le bouc-émissaire en Europe, il repose sur trois mots : islam, musulman, arabe. Nous sommes dans ce moment-là où tous ceux qui utilisent cette logique du bouc-émissaire veulent qu’ici ça échoue, que ça ne soit pas une invention démocratique, veulent être confortés dans leurs préjugés. La bataille politique qu’il y a ici, dans la diversité des courants, renvoie aussi pour moi à comment se jouera une relation nouvelle, une alliance nouvelle. Rendez-vous compte, notre président, qui est pour moi, une sorte d’incendiaire quelque part, et je l’ai dit hier en rigolant, quand on m’a posé la question « quelle est la première menace sur la liberté d’information pour la France », j’ai répondu la première menace c’est la réélection de Nicolas Sarkozy. J’ai ajouté que la deuxième menace, c’est que les journalistes ne se battent pas pour leur indépendance et pour leur métier. Dans le moment où le peuple syrien fait ce qu’il fait, qui force l’admiration, la France en donnant des leçons à un peuple sur sa mémoire, a utilisé la question arménienne pour créer une brouille avec la Turquie, qui est au cœur de tous les enjeux géopolitiques, pour arriver à trouver des leviers d’alliance au niveau de ce qui se joue en Syrie ? C’est irresponsable ! Donc vous voyez bien, il y a un jeu politique qui est très important et là, nous ne sommes pas spectateurs, nous sommes profondément concernés par ce qui se passe en Tunisie.

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