Les oliviers millénaires se meurent, “Deglet Nour”, reine des dattes, dépérit, les élevages de moules crèvent, les barrages sont à sec et les pluies tardent à venir, les agriculteurs vendent leurs troupeaux et il y en a même qui se suicident pour surendettement ... A cause du réchauffement climatique, le sirocco (sh’hili) produit partout des dégâts irréversibles.

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“Avant, le blé brillait comme de l’or” !
Le documentaire s’ouvre sur un plan rapproché de Khalti Meriem et Habib Ayeb. La paysanne de Zaghouan raconte au réalisateur ce qu’était le monde d’avant, quand “tout était encore vivant” et “ le blé brillait comme de l’or”.
Une séquence déjà vue dans ses autres films et qui réitère le propos central de Ayeb sur la question agraire et la démocratie en mettant constamment le Maintenant en perspective avec l’Avant, par la bouche des paysans qui savent mieux que quiconque analyser les raisons de la débâcle sociale et économique actuelle.
Ainsi, après “Couscous, les graines de la dignité” et “Oum Layoun”, dans “Sh’hili”, le géographe fait toujours des paysans les protagonistes-antagonistes d’une révolution contrariée. Sauf qu’ici, ils apparaissent, non plus comme les “voies inaudibles” de toutes les dépossessions, mais bien comme les témoins essentiels du désastre qui advient.
Et comme chaque fois, Habib Ayeb n’est jamais hors-champ. Devant un olivier asséché, il se filme devant sa maison d’enfance dans le village de Demmer.
“Des générations et des familles entières ont vécu sous cet olivier. Aujourd’hui, il cède. C’est pas que je dramatise, c’est sérieux”, s’émeut le réalisateur.
Pendant plus d’une heure, Habib Ayeb nous promène entre la Tunisie, l’Italie, la France et le Maroc. Nous écoutons des récits tragiques de dépossession et traversons des paysages toxiques manipulés par les passions de l’accumulation.
À Marina di Acate, l’artiste-photographe Melissa Carnemolla dit comment cet ancien village de mer de la côte sicilienne, connu pour ses dunes mobiles, a été complétement défiguré par la culture des tomates sous serre et la pollution du plastique.
Partout, le même constat brutal : le point de non-retour opérée par le changement climatique se voit et se vit à tous les niveaux. Il s’avère que ni la crise alimentaire mondiale de 2007-2008, ni la leçon du Covid19 n’ont servi aux humains.
Les climatosceptiques et autres docteurs ès-néolibéralisme finiront certainement en Malebolge, ce huitième cercle de l’enfer réservé à la ruse et à la tromperie, comme le dit Dante dans sa Divine Comédie.
En Sicile, Tommaso La Mantia raconte comment un jour, parti à la campagne avec son père, vieil agriculteur de la Conca d’Oro, il constate que les amandiers sont morts. “Morts à cause du stress, suite à un sirocco qui a duré plusieurs jours”, lui explique son père.
À Bordeaux, Michel Brion confie à Habib Ayeb que “depuis 2018, avec l’accélération du changement climatique, la production des vins n’est plus comme avant. On travaille les sols avec des outils plus performants qu’avant, mais fondamentalement, la chimie a ses limites. On dérange un équilibre naturel qu’il faut rééquilibrer d’autre part, c’est une course sans fin”, avoue le viticulteur qui se prononce pour un retour à “une agriculture humaine” de nature à “nourrir correctement les gens”.
Le pastoralisme en voie de disparition
Le témoignage du keffois Mohamed Ben Chaabane est encore plus effarant!
“Moi, j’ai 1400 oliviers, mais pas une olive. Le litre d’huile pourrait atteindre 35dt. Avec le manque de pluie, le blé et l’orge n’ont pas poussé. Même le romarin a séché. Les pins et beaucoup d’arbres sont morts. C’est la première fois de ma vie que je vois une année comme celle-ci. Mon troupeau, je l’ai vendu. Les gens ont peur et ne comprennent plus rien ... Quand mon père est mort, c’était un suicide. Il s’est tué (pour cause de surendettement)”, témoigne l’agriculteur.
Il va sans dire que l’ombre de Mohammed Bouazizi rôde entre ces lignes. Symbole du soulèvement de 2011, ce jeune homme qui s’est immolé par le feu, était lui aussi un agriculteur dépossédé.
À Beni Khedache, Mabrouk Bouabidi assure que “beaucoup de gens ont vendu leur troupeau à cause de la sécheresse et du manque de nourriture animale. Ça va être difficile parce qu’il y a des familles qui en vivent”, se désole le berger.
Ce que ne sait peut-être pas ce berger, c’est qu’après quatre ans de stress hydrique, la Tunisie a dû importer, en 2023, plus de 60% de ses besoins en blé dur, blé tendre et orge. Une telle dépendance est faite pour durer, tant que les institutions internationales continuent à imposer un échange inégal en poussant les pays pauvres à importer les produits de base et à exporter les produits hors saison vers le Nord.
“Un pays alimentairement dépendant est un pays dont la souveraineté politique et économique est réduite”, ne cesse d’avertir Ayeb.
A Tamaghza, Hassen Lammouchi alerte sur le retard de la pollinisation du palmier dattier. La chaleur risque de faire disparaitre Deglet Nour, une variété de premier choix destinée à l’exportation. Une variété locale appelée Alig semble mieux résister à la chaleur. Mais les retombées de ce changement éprouvent d’ores et déjà les familles qui vivent de la culture des oasis.
L'anthropologue marocain Mohamed Mahdi a relevé, lui aussi, que “l’eau a beaucoup diminué dans le versant sud du Haut-Atlas. C’est le pays du noyer et le noyer est en train d’être décimé actuellement. En 30 ans, la période des moissons a avancé de plus d’un mois. Et les gens sont perdus dans les cycles de l’agriculture. De plus en plus de gens quittent l’élevage. Historiquement, un pasteur vit de l’herbe et quand il n’y a plus d’herbe, il n’y a plus de pastoralisme“.
Une marée de crabes bleus
Le changement climatique a également rendu visible l’altération de l’écosystème marin dans toute la Méditerranée. “Les espèces autochtones ont disparu au profit d’espèces étrangères comme le crabe bleu qui arrive par marée”, remarque Doriano Cazzola, un pêcheur du Delta Del Po, qui craint la prolifération de cette nouvelle espèce invasive.
À Bizerte, Othman Boukoun, ostréiculteur, déplore la hausse de la température de l’eau qui a atteint les 35 degrés en 2023. Ce qui a causé le dépérissement de 150 tonnes de moules, triplant ainsi les pertes des deux années précédentes.
À Djerba, Mahrez Ben Hassen utilise des cages galvanisées pour pêcher le crabe bleu. “Est-ce une richesse ou un problème à combattre ?”, se demande Mahrez. “On ne le sait pas encore”.
Pas besoin d’avoir beaucoup de connaissances pour comprendre que “le crabe bleu est l’une des évidences scientifiques du changement climatique”, comme l’affirme l’anthropologue italien Francesco Danesi Della Sala.
Mais il n'y a pas que les crabes bleus qui migrent. Les hommes aussi de partout où les guerres et le changement climatique font rage. “La mer Méditerranée est devenue un cimetière pour les gens qui espèrent arriver dans un endroit où ils pourront vivre dignement”, dit Giulio Gerarldi.
Pour Della Sala, “le changement climatique qui traverse toutes les sociétés humaines met au jour les rapports de subalternité par lesquels le nord du monde a construit son propre confort, à travers des pratiques violentes de colonisation et d’exploitation du sud du monde. Il manque une prise de conscience en ce qui concerne l’histoire avec laquelle nos modèles économiques ont été constitués en relation au sud du monde qui a subi des pratiques de domination, de violence et de réduction de ses possibilités de vie”, estime l’anthropologue.
Stress hydrique et savoir local
D’autres évidences, aussi alarmantes que les incendies de forêt et les inondations, inquiètent les petits agriculteurs: la sécheresse et l’absence prolongée de la pluie.
L'environnementaliste Samia Mouelhi, elle, est en colère. Car des mesures adéquates auraient pu être mises en œuvre pour parer à un stress hydrique annoncé.
“En mars 2020, tu es à 70% de remplissage de tes barrages, tu es en situation qui commence à devenir pénible, en toute logique. L’été même, tu prends des mesures, tu interdis la pastèque, le melon et l’arrosage des gazons. Mais ces mesures, ils ne les prennent pas, ils attendent, et en mars 2023, ils te disent on va vous couper l’eau au robinet parce qu’il y a 19% d’eau dans le barrage de Sidi Salem qui est le plus grand barrage tunisien alimentant 60% de la population”, reproche l’universitaire.
Plus révoltant encore, avance Mouelhi, “la politique agricole mise en place dans les années 60 n’a jamais été réévaluée”.Et elle prévient que d’ici une vingtaine d’années, le réchauffement climatique pourrait rendre complètement inhabitables plusieurs zones de la Tunisie. Les gens de la campagne seront alors poussés de plus en plus à migrer vers les villes et ceux des villes à migrer vers l’Europe.
L’eau, c’est l'or bleu du XXIe siècle, disent les experts. Dans un autre documentaire intitulé “The Grab”, un “thriller écologique”, des journalistes révèlent la ruée secrète de pays puissants, d’investisseurs financiers et de forces de sécurité privées pour s’accaparer des ressources alimentaires et hydriques, notamment en Afrique. Dans le film, un journaliste dit: “Ce que le pétrole était au XXe siècle, la nourriture et l’eau le seront au XXIe siècle”.
Dans “Oum Layoun” (La mère des sources), Ayeb promeut, lui, “l’idée que la rareté de l’eau, souvent avancée comme un argument de gouvernance néolibérale, est induite par le modèle économique dominant et non une donnée naturelle”.
Pour Fayrouz Slama, hydrogéologue, “les Tunisiens ont un savoir local qui est très riche en conservation des eaux et des sols, qui permet de résister en terre aride et saharienne. Il faut retrouver ces bonnes pratiques, les adapter et les tester. Et puis résister, résister et résister”.
“Comment nous préparer à nous défendre contre ce désastre?”. En “résistant” et en allant “à contre-courant”, dit Giulio Giraldi qui a inculqué à son fils l’histoire de la résistance. Pour ce paysan de San Ponzo Semola, “le drame de la révolution agricole; c’est qu’elle a fait disparaitre l’économie de subsistance et toutes ces choses qui te permettaient de subsister de manière digne et sans grands problèmes en te contraignant à aller finir en ville. A l’opposé de l’entrepreneur agricole, le paysan vrai aime sa terre, aime ses animaux, et vit des produits de la terre et des animaux. Ce n’est pas celui qui cultive selon les normes de la Communauté européenne”, raille-t-il.
Pour un Bandung vert
Dans un texte célèbre intitulé "La disparition des lucioles", Pasolini imputait ce désastre foudroyant qui a ruiné “la civilisation paysanne”, à “la violente homologation de l'industrialisation” et au “vide du pouvoir”. Le pouvoir d’arrêter “la tempête du progrès” qui nous mène vers l’extinction.
Ce n’est rien moins que ce que dit Habib Ayeb, quasiment un demi-siècle après, d'une manière plus brute, en puisant dans l’héritage précieux de Samir Amin. A savoir la “théorie de la déconnexion” de l’économiste égyptien qui appelle les pays de la périphérie à contrôler le processus d’accumulation interne pour s’orienter vers un développement plus autonome, libéré de la dynamique et des intérêts économiques, sociaux et culturels des pays du centre, et plus encore de ceux des élites économiques et des multinationales.
Il faut lire en l’occurrence “Food Insecurity and Revolution in the Middle East and North Africa”, un livre que Ayeb a co-écrit avec Ray Bush, un de ses compagnons de route, où ils mettent en rapport les soulèvements tunisien et égyptien avec les politiques agraires mises en œuvre dans les deux pays.
Max Ajl, sociologue et chercheur associé à l’Observatoire tunisien de la souveraineté alimentaire et de l’environnement (OSAE) ose, lui, parler de la nécessité d’un “Bandung vert”.
“Quand on connait l’histoire du capitalisme et du colonialisme occidental, on peut se demander pourquoi le sud prend comme modèle le nord qui ne se soucie que de sa population. La responsabilité de la crise climatique doit être imposée au nord par le sud, dans un front commun des nations du sud avec un agenda de libération nationale et anticolonial comme une sorte de Bandung vert”, propose le chercheur.
L’économiste Fadhel Kaboub avance une autre possibilité pour décoloniser la production énergétique de la Tunisie.
“L’agence internationale de l’énergie dit dans son nouveau rapport datant de l’année dernière, que l’Afrique, avec les technologies disponibles, y compris l’énergie solaire et éolienne, a le potentiel de produire 1000 fois ses besoins énergétiques. En Tunisie, nous consommons 6 gigawatts d’électricité. Quand j’observe combien met la Chine pour installer et produire 6 gigawatts, en 6 semaines, la Tunisie pourrait produire la totalité de ces besoins et on deviendrait énergétiquement indépendants à 100%. Mais le problème c’est que la production de l’électricité renouvelable requiert une infrastructure industrielle. Or, les pays qui détiennent ces technologies ne veulent pas les céder. Le transfert technologique nous est refusé. Le processus de décolonisation n’a toujours pas abouti depuis les années 50/60, car le pouvoir économique colonial n’est pas fini”, renchérit-il.
Et on ne peut s’empêcher de penser au "partenariat stratégique" signé par la Tunisie avec l’UE et aux promesses problématiques de Meloni et Von der Leyen, notamment en ce qui concerne “une transition énergétique verte”. Si l'on ne peut pas stopper les crabes bleus, est-il raisonnable de noyer les migrants?
D’ailleurs, Mauro Vanaken évoque, dans “Sh’hili”, un autre projet du genre “financée par l’Union européenne pour l’agriculture tanzanienne, avec des conditions, afin d’être un “climate smart” et avoir un bas niveau d’émission de carbone. Or, “en Tanzanie, ils émettent 0,67 tonnes de CO2 per capita. Tandis qu’en France, c’est autour de 8 tonnes et en Italie 7 tonnes et quelque chose. Et c’est la Tanzanie qui doit résoudre le problème de la décarbonisation ?”, ironise Mauro. “C’est la Norvège qui finançait ces projets-là, alors qu’elle produit 12 à 13 tonnes per capita, étant un producteur de pétrole et de gaz naturel”. Pour l’anthropologue italien, “il est évident que ça rentre dans des formes néocoloniales surtout pour enseigner aux pauvres à être bien”. Car “rendre visible le changement climatique, c’est rendre visibles les privilèges qui sont autour. Il y a en Europe, un discours néocolonial très fort vers le sud du monde sur le “néolibéralisme vert” qui maintient beaucoup de confusion”.
Au milieu du générique fin de Sh’hili, s’est glissée une tranche de pastèque symbolisant les couleurs de la Palestine où des bulldozers déracinent les oliviers et des milliers de personnes meurent, tous les jours, sous les bombes, mais aussi de faim et de soif. On n’en attendait pas moins d’un film engagé.
Réalisé hors-circuit officiel grâce à des dons de nombreux contributeurs, le dernier documentaire de Habib Ayeb est fort heureusement sélectionné dans la compétition officielle des prochaines Journées Cinématographiques de Carthage. Courez le voir !