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Billet de blog 26 juin 2024

NADIA MOKADDEM

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Ma dépression est politique et pourtant face au racisme, il y aurait tant à faire...

Quel étrange climat politique qui n'en finit pas de s'étirer au ralenti comme un mauvais rêve dont on n'arrive plus à s'extirper pour reprendre la main.

NADIA MOKADDEM

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

J'avais écrit ce texte il y a presque deux ans et j'en suis presqu'au même point : un cri muet d'appel à nous solidariser et à inventer ensemble des espaces de parole et de reprise de pouvoir en apprenant à nommer, quantifier, repérer, et à nous soutenir face aux diverses formes de rejets sociaux qui finissent par invalider des tas de gens dont la richesse est balayée et broyée. Nous vivons sous le joug de l'autocensure et de la silenciation. Le paradoxe cruel, il faut avoir réussi pour parler de l'echec, il faut être en position de force pour exposer sa vulnérabilité...

L'antiracisme oui d'accord mais il habite où?!
Colère et rage froides sont peut-être des indicateurs pas si inutiles que ça?
!
Elle revient ce matin en boomerang, en force et comme une spirale infernale au goût de mort : ce qu’on nomme communément et d’un terme générique et fourre tout mais qui ne dit rien à personne que de trop générique et qui nous empêche d’en attraper les moindres contours : la dépression.
Depuis quelques années, je me bats, je me débats avec cette énergie ou contre cette énergie monstrueuse car cette masse noire qui me torpille est une masse d’énergie puissante informe et énorme, elle prend comme l’eau dans n’importe quelle situation toute la place, s’infiltre partout mais elle est encre, ancre, glue, pègue, matière visqueuse, rude, poreuse, qui écorche et ponce la psyché comme les genoux brûlés par une chute violente et répétitive.
Vous êtes déjà tombé? vous vous êtes déjà fait bousculer, agresser, insulter, violenter verbalement, physiquement, ce qu’on nomme de manière imprécise sous le terme générique de dépression c’est le retour sans cesse de cette énergie qui regroupe comme un gang maléfique tous ces expédients. 
Les gens autour qui ne connaissent pas la dépression vous croient un peu paresseux, triste, sans volonté, pénibles car quand on veut on peut.!

Vous passez des années à expliquer puis vous ne dites plus grand chose. voire plus rien du tout.
Vous analysez depuis quand et d’où ça peut venir et resurgir. Des causes protéiformes bien sûr et le développement personnel et les techniques comportementalistes ont bien sûr raison de fournir des outils d’autonomie pour se ressaisir de cette énergie.
Mais dans les éléments qui composent ce magma, cette masse énergétique mortifère, on le mentionne tout juste, à peine on trouve çà et là dans des articles militants ou scientifiques mais jamais on ne s’étend vraiment là dessus, ce que le racisme a produit en nous depuis l’enfance et qui s’est accumulé là comme une masse énorme de force de rejet. Pensez force comme en physique, comme en mécanique. C’est une force répétitive contre laquelle vous avez exercé ou dû exercer parfois même sans vous en rendre compte une contre force ou une stratégie d’accompagnement de cette force quand elle vous était devenue trop forte à contrer, pour ne pas sombrer ou vous démanteler ou craquer sous les effets de rejet ou de décohésion entretenue.
Quelle qu’ai été votre stratégie depuis l’enfance, on sent bien déjà que la quantité d’énergie déployée depuis l’enfance ce n’est pas rien, est phénoménale et s’accumule plus vite et plus simplement que des points retraite. Tout cela se fait en silence, dans le corps de chaque racisé, je suppose, je ne peux que supposer puisque contrairement à bon nombre de fléaux ou maux : l’alcoolisme, les violences conjugales, le cancer, la cigarette, le sexisme, les sans papier, je n’ai jamais trouvé ici dans mon pays aucun groupe de parole où chaque témoin et protagoniste de cette lutte intérieure avec des éléments pourtant liés au contexte extérieur et ces derniers temps au contexte politique national et traversant toutes les couches de notre société, eh bien je n’ai trouvé aucun endroit où échanger, mettre en commun ce qui se joue sur nos êtres, nos corps, nos psychés et partant nos énergies à vivre plus simplement et avec la même somme de chances que quelqu’un qui n’est pas exposé à ces agressions permanentes depuis l’enfance aurait de se voir exposé à tous les aléas qui ne sont pas non plus simples de l’existence mais aléa auxquels tout le monde est exposé.
C’est comme si nous comparions la vie à une course d’athlétisme, certains partiraient avec les divers entraînements et préparation et d’autres apparemment armés des mêmes outils auraient ingéré un poison nommé racisme qui va les consumer de l’intérieur et réduire leur potentiel . Nous voilà sur la même ligne de départ et même nos victoires sont ensuite utilisées pour dire : voyez on peut y arriver même quand on est victime de racisme et ce n’est donc pas un problème dans cette société.

Nos vies d’athlètes nous les payons chers, il se peut qu’à quarante ans certains d’entre nous développent un cancer, une tumeur, une chute du corps et du corps social qui nous broie.

Les impacts sont énormes et l’autre violence supplémentaire qui vient s’ajouter à cette première violence des racismes et de leur systématisation, c’est en plus de son invisibilisation par méconnaissance du phénomène entre nous racisés, l’injonction programmée à taire cette violence, à la réduire au silence et à même condamner ceux et celles qui malgré tout viendraient à vouloir en parler publiquement : ils se victimiseraient...

Intériorisée ainsi l’idée selon laquelle une victime est un faible qu’on relèguera aux vestiaires ou sur la touche et qui ne peut plus participer comme les autres à cette grande course athlétique qu’est la vie en société occidentale. 
Ainsi dans nos milieux militants, hommes et femmes ne sont pas en dehors de la société et ont aussi intériorisés que l’expression des effets d’une violence et la prise en compte de notre extrêmes fragilisation n’a pas sa place dans l’action et la tribune militantes.

On nous renvoie en somme à un travail psychanalytique ou un traitement chimique ou les deux combinés ou à nos propres ressources individuelles pour faire avec cette violence du système ou pour en tout cas la cloisonner dans un champ qui n’aurait rien de politique et qui est souvent associé à l’espace de l’intime, de la honte, de notre rapport à la décence, ou à la discrétion.

Mais quand nous arrivons dans l’espace médical, il nous est demandé indirectement de ne pas ramener à la chose politique notre dépression , la fameuse dépression fourre tout pourtant. 
On va préférer parler de la famille, de la responsabilité individuelle, de notre manière d’écrire notre histoire personnelle.

C’est grisant, ça peut aider et ça aide souvent quand c’est bien fait de comprendre que les déterminismes ne nous enferment pas mais je retourne sur la ligne de départ avec mes camarades politiques pour me remettre en course et oh comme c’est étrange, cela recommence. Le psy vous a offert des moyens de vous barricader, de vous outiller, de vous donner une camisole chimique mais les attaques racistes qui continuent de vous viser ne vont pas s’arrêter parce que vous avez changé votre récit du monde ou renforcé votre estime de soi. Vous restez le centre et l’objet des attaques, des entraves sociales, des empêchements et voire, bien trop souvent hélas, vous pouvez en mourir, de n’être que que ce que vous êtes. Un banal contrôle de police, une banale « erreur » idéologique médicale... 

Non sur la ligne de départ de la fameuse course, votre couloir est celui où on a mis des haies invisibles à l’oeil blanc, et ça continue même de vous saper d’une autre manière car vous vous mettez à penser que si vos camarades politiques si camarades, si politiques ne s’emparent pas de cette dimension là c’est qu’elle n’existe que dans votre tête, que ces haies là, ces obstacles vous vous les inventez pour faire le malin et que même si certains plus conscientisés admettent et en conviennent. on n’est pas là pour ça. On n’est pas là pour ça? Ah oui ? Sérieux? c’est quoi alors la lutte antiraciste avec les premiers concernés si c’est pas aussi pour eux et avec la matière première que nous sécrétons?!

Je repense aux prémisses des groupes féministes qui ont appris à leurs dépens ce que c’était d’exposer sur la place publique la question du corps féminin dans le corps social. Mais ce fut aussi leur grande force d’autonomisation et d’outillage.

Le corps et la psyché d’un racisé ne trouve aucun espace de lutte où ces questions sont prises en compte et travaillées comme des oppressions à part entière.
Il y aurait pourtant tant à faire et tant de choses qui ont déjà été menées et le sont encore ailleurs qu’en France et qui sont des outils que le féminisme connaît aussi. On pourrait les lister, les généraliser, je veux dire les étendre à nos orgas dans ses moyens d’action et de recrutement car il y a un réel désert, un gouffre de manques:

groupe de parole, d’autodéfense, sport, entraide militante, intégration de cette composante dans nos luttes pour exiger du coup de regarder en face nos réalités et de les exprimer, exprimer, lister, acter que nombre de nos trajectoires finissent en clochardisation, en pathologies mentales ou physiques et que le corps social n’y trouve pas nécessairement son compte, n’en ressort pas gagnant à flinguer l’un de ses membres. Encore une fois ce crime là ne profite qu’aux mieux dotés et est l’une des stratégies discrétionnaires du capitalisme. Très efficace car les premiers concernés se taisent et tirent même une gloire pour certains à dire et penser que l’on peut s’en sortir seul(e) et que c’est une question de volonté. Il me semble que c’est aussi absurde que de dire que la lutte pour une retraite décente est une question de volonté personnelle.

De mon vivant, je plaide pour que ça cesse, pour que ça change. De mon vivant, je veux vivre et s’il y avait de la vie pendant la vie? de la vraie vie avec des vrais morceaux de vie. Pourquoi devrions nous faire avec ou nous contenter de ne pas être tués par la police?!

Il y a bien une « responsabilité collective » que nous pouvons en tant que militants repenser pour faire de nos espaces militants des espaces où on ne reproduit pas la silenciation bourgeoise, convenue et conventionnelle de ces oppressions. Parfois ce n’est même pas intentionnel c’est juste pas dans les pratiques et pas pensé du tout. Un impensé, oh merde encore un , va falloir faire un pense-bête camarade :) et je m’inclus. J’ai envie de retrouver mon militantisme joyeux des années où on s’ait inventé des collectifs féministes et où nos rires et notre pensée et inventivité faisait dézinguer la grisaille et le poids du patriarcat. Rien que ça c’était déjà se dégager de l’armoire à papa qui nous était posée sur les épaules et tombée dessus à la naissance, on vit mieux sans le poids d’une armoire à glace à papa sur le torse, je vous assure.

Ce matin, je sais par exemple que je vais très mal, non pas parce que mon oedipe ou ma place d’enfant blessé par la perte de son doudou n’a pas été reconnue. C’est peut-être une des raisons mais dans le dosage je vous assure qu’on se console d’avoir perdu son doudou ou qu’on en fait quelque chose d’initiatique.

Non je n’ai pas perdu mon doudou Je subis plutôt le contrecoup de l’addition et multiplication des forces mécaniques que je déploie seule, en sus des forces que je déploie pour ne surtout pas montrer à l’extérieur que je vais mal. Si moi je dois prendre un antidépresseur pour contrer les effets des discours de Zemmour et de Darmanin, eux que doivent ils prendre ? de la vitamine C comme continuité de l’impunité permanente? 

Je pense à Fanon, je pense aux Palestiniens, une des composantes de ces guerres d’effacement , d’anéantissement c’est bien aussi de viser la psyché, de la viser intrinsèquement. Une fracture de la psyché ça ne se diagnostique pas aussi facilement et la société s’en fiche. Imaginez qu’on agisse de même avec toutes les fractures et les corps cassés et les maladies, en disant aux gens mais non tu n’as rien rentre chez toi et sois digne et fort.

J’ai lu cette citation de Rafael Eitan, chef d’état major de l’armée israélienne 
qui a résonné en moi comme un glas lugubre, et une mélodie familière, je suis quand même une fille de colonisés algériens nés en 24 et en 32 : 
« Quand nous aurons colonisé cette terre, tout ce que les arabes pourront y faire sera de zigzaguer en rond comme des cafards drogués dans une bouteille »
A Bagatelle, un quartier de Toulouse,la dernière fois, j’ai senti que dans les quartiers, cette communauté de destin n’est pas une posture.
Oui j’ai une colère et une rage froide car je voudrais qu’on ait aussi des espaces, des groupes de travail et une méthodologie de militantisme qui intègre cette dimension là. 
Les remèdes en plus sont entre nos mains : rendre public, faire tomber la honte ou la faire passer dans le camp de ceux qui produisent ces violences, renforcer nos membres racisés, et trouver ensemble des rituels de joie et d’autodéfense intellectuelle, morale et physique.
C’est peut-être aussi repenser notre sociabilité de militants.

Intuitivement, je pense que Palestine vaincra a ça dans son ADN car alors que j’étais au fond de mon gouffre, ce vertige d’exister dans cette société, je me suis étonnée de trouver le ressort d’aller à ses appels à rencontre. Voir le collectif ne pas se laisser démonter face à l’indifférence de la rue à Jean Jaurès et face aux chicaneries insistantes de la police, les voir se relever d’une dissolution et continuer de braver ce climat de désinformation et de propagande terrible de l’insulte et de la diffamation, les voir continuer d’afficher une belle esthétique, un discours clair et des attitudes douces et souriantes entre camarades, tout cela est déjà un terrain où un racisé peut trouver sa place de militant et renforcer sa psyché. Etre aux côtés de la Palestine aujourd’hui et avec cette charte-là, c’est nécessairement un gage de combativité et de grand sens de la justice.

Mais ce matin, je plaide pour plus, c’est ça les arabes, tu leur donnes ça, ils te demandent ça et ça...OUI ce matin je rêve et je plaide pour un espace où l’on pourrait travailler toutes ces questions constitutives de qu’est ce que le racisme produit et comment le contrer ouvertement et soit en parallèle soit au coeur de notre action militante pour la Palestine contre l’impérialisme et le racisme, car c’est une lutte et une cause qui est en miroir de ce ce que nous traversons d’une autre manière dans nos trajectoires de France. `

Un Palestinien vit ouvertement et explicitement et concrètement ce que nos états ici rêveraient de faire mais n’osent pas et font faire à leurs agents d’état et courroie de transmission via la société civile à ses minorités. Je suis à peu près sûre qu’il y a pour certains une jubilation de voir comment on traite l’arabe et le colonisé de Palestine. Une petite revanche nationale face à ce qu’on aurait aimé pouvoir faire avec nos colonies et qu’on est obligé aujourd’hui de faire de manière détournée et déguisée. Bien sûr, je ne minimise absolument pas l’horreur de l’apartheid et l’ampleur du nettoyage ethnique et mettre en parallèle nos sorts peut paraître indécent. Mais à lire Samaj Jabr dans l’ouvrage derrière les fronts et les chroniques de cette psychiatre psychothérapeute palestinienne sous occupation, j’ai retrouvé cette dimension qui existait dans Fanon, et que nous négligeons dans nos combats ici et maintenant. 

Ici on aurait tort et on a tort je pense de sous estimer les possibilités d’un militantisme qui répare ou en tout cas consolide les racisés et par ricochet toutes les personnes impactées par les logiques racistes et impérialistes que le capitalisme entretient sciemment. ça ne doit pas être laissé à l’appréciation individuelle des camarades mais être une composante de nos luttes, je me dis, comme l’oxygène ou l’eau de nos luttes, son ADN, sa grammaire militante, ses actions, ses ateliers fondamentaux.

Dans ma vie de tous les jours, j’en ai marre de mener ce combat seule avec moi même et d’avoir honte d’en parler alors que je suis à peu près sûre que si, moi, je vis ça d’autres le vivent aussi et qu’étant donné l’aspect global de la répression des contrôles au faciès et du corps des enfants et adolescents de quartier, on leur insuffle dès l’enfance un dressage à la peur et on leur fait goûter très tôt l’expérience savoureuse et tenace du rejet et qui durera toute une vie sans qu’aucune organisation politique ne se penche un seul jour de son agenda sur la question. Alors oui camarade souvent j’ai été guidée par un pacte de dupe / convergence des luttes? et convergence des silences aussi ?

Pourquoi on ne nourrirait pas nos pratiques de ce besoin que je ressens et qui est à mon avis une nécessité partagée par d’autres face aux attaques systémiques et aux carcans institutionnels qui entretiennent la toxicité des discriminations protéiformes. La nécessité de se relever dans l’entraide et la pratique d’une attitude militante qui invente à partir de nos besoins d’ici et maintenant.

Si j’ose écrire ce texte c’est que je veux faire pour moi et pour tous les concernés, quelque chose de cette dépression (ou résultante des effets réactionnaires), oui utiliser et transformer la puissance de cette énergie protéiforme, née des forces du rejet, ( et entre nous soit dit je vous assure que la dépression a une force phénoménale, elle nous plaque au sol, nous fait voler en éclat nos perceptions du monde, nous envahit comme un titan en se servant de nos propres membres et ressorts intimes et personnels alors pourquoi ne pas la dévier, la soudoyer cette force immense, la faire dériver dans ses irrigations pour l’utiliser à d’autres fins j’appelle mes camarades à se pencher sur la question. De la même manière qu’on ne peut pas partir au combat avec une jambe cassée ou une fracture de l’épaule, pourquoi acceptons nous de partir au combat avec des fractures et fissures de la psyché ou de brandir la psyché des racisés au fusil comme on partirait la fleur au fusil? 

Nous aurions tout à gagner à trouver ensemble des espace de protection et des outils de réparation et c’est vraiment possible en collectif justement et pas uniquement entre soi et soi. UN camarade averti en vaut deux.

ET déjà ça commence peut être par oser nommer et dire, écrire aussi ce qui nous traverse quand on veut se battre contre le racisme et pour la Palestine. Des textes, des sons, des groupes de parole, des moments de rencontres, il y a vraiment des possibles et qui me manquent vraiment dans ma vie de militante face au racisme. Seule on n’est rien du tout. C’est parce que je vous ai rencontré que j’ai la force d’écrire ce texte et d’avoir envie de travailler à notre restauration de nous mêmes. Nous avons un droit à la dignité, à l’amour de la vie et à la joie révolutionnaire, de notre vivant.

Nadia Mokaddem Toulouse, le samedi 26 novembre 22 .

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