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Billet de blog 1 juillet 2023

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« On se soulève et on casse » ou « la survivance des lucioles »

« Se soulever, c’est briser une histoire que tout le monde croyait entendue : c’est rompre la prévisibilité de l’histoire. » (Didi-Huberman)

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

A l’origine du soulèvement, il y a un deuil, celui de Nahel, le deuil de trop, la balle qui ravive les mémoires et les fait brûler.

Ce qui brûle dans ces mémoires, c’est le legs de leurs pères et de leurs mères, celui que tout enfant arabe ou noir a reçu en héritage dès sa naissance, son capital culturel à lui : l’injonction au silence, l’injonction de rester le corps courbé. Pour ne pas réveiller le racisme et la haine, pour ne pas les subir, pour ne pas en mourir.

Ce qui soulève ces jeunes gens, c’est d’abord « cette douleur inextinguible » : celle de voir leurs parents mourir existentiellement dans l’espoir d’un avenir meilleur pour leurs enfants. La douleur de l’impouvoir de leurs parents.

En se soulevant, c’est la force de leur désir qui s’exprime.

Un seul désir, celui d’exister et en existant, de faire exister leurs parents, de leur insuffler l’espoir d’un autre possible.

Alors, les gestes naissent : les corps se redressent, les bras se lèvent, les regards fixent droit dans les yeux.

C’est le temps de la révolte organique.

« Impossible de renier le chaos en nous, il est notre essence. Nulle nécessité de le contraindre voire de vouloir l’annihiler, bien au contraire. S’assurer de l’anéantissement du chaos reviendra à résumer l’Homme à une machine parfaite, dépourvue de ses émotions, de ses passions et surtout de sa pensée. » (Heidegger)

Oui, c’est le chaos : on vole de la lessive et des Nike, des pâtes et des motos, on brûle des bus et des écoles de quartier, on pille Sephora et on mange des sundae chez MacDo.

Oui, les images qui circulent sont violentes, c’est que le chaos interne de ces existences est enfin visible à la surface ; l’extérieur est à l’image de l’intérieur. Fin de l’hypocrisie.

Contrairement à ceux qui ne voient dans ces images de pillages et de destructions que l’expression d’actes irresponsables commis par des jeunes adolescents sans éducation, j’y vois plutôt ce que Bataille appelait « de violents sursauts de puissance, chaotiques mais implacables », ces « attentats à la quiétude, à l’atmosphère paisible et bourgeoise, à la vieille interdiction de bouger » dont parlait Michaux.

Parce que ces gestes sont politiques, éminemment politiques, qu’on le veuille ou non.

Ils disent la violence de 60 ans de soumission, de misère, d’humiliation, 60 ans d’exploitation

Ils disent les vies ubérisées

Les libertés rognées, confisquées,

Les contrôles au faciès, le mépris, l’impunité de la police

Ils disent la violence du racisme en France.

A 13 ans, quand on vit là, on l’a compris depuis longtemps, on l’a compris depuis toujours en fait. On a une conscience précoce des injustices.

Quant à ceux qui éructent et accusent les parents de ces jeunes révoltés, remettent en cause, en doute, leur capacité à éduquer, que voulez-vous au juste que ces parents disent à leurs enfants ?

« Regarde, regarde-nous, nous avons survécu grâce à notre soumission, fais comme nous !

Ne dis rien, chut, ne dis rien, ne fais rien !

Vis notre vie, sinon tu vas mourir !

Reste avec nous, sinon tu vas mourir ! »

Mais accepter de vivre cette vie-là, n’est-ce pas déjà mourir ?

C’est parce que les parents de ces jeunes révoltés les aiment qu’ils ne veulent plus leur mentir, leur faire croire qu’en France aujourd’hui lorsqu’on est noir ou arabe, on est un jeune comme un autre, que l’ascenseur social existe, que les écoles sont des lieux d’émancipation dans lesquels ils peuvent s’épanouir, qu’ils peuvent s’appeler Zyed, Bouna, Adama ou Nahel, ils seront respectés, ils pourront vivre librement.

Oui, ces révoltes sont une histoire de familles, des soulèvements de petits frères affectés, touchés en plein coeur, de leur émotion contagieuse et de parents qui ne veulent plus mentir. Pour rompre la prévisibilité de l’histoire.

« Quand vous décomposez une société, ce que vous trouvez pour dernier résidu, ce n’est pas l’individu, c’est la famille. » (Victor Hugo)

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