Il y a des expressions que je ne peux plus entendre, c’est physique. Celle-ci par exemple : « Le RN est aux portes du pouvoir ».
Il faut vraiment ne pas sentir dans sa chair ce qu’est le racisme pour dire une ineptie pareille. Avoir renoncé à toute réflexion, à toute analyse. Il faut que le cœur et l’esprit aient abdiqué.
Ceux qui s’enorgueillissent d’être des intellectuels, d’avoir fait des études, de savoir de-quoi-qu’ils-causent, ont-ils oublié que le RN avait déjà été installé au pouvoir il y a 2 ans lorsqu’il a obtenu la présidence de 2 des 6 commissions à l’Assemblée nationale ? Que quasiment tous les partis politiques ont accepté de marcher aux côtés du RN « contre l’antisémitisme » sans y trouver à redire ? Ont-ils lu la loi immigration intégration asile promulguée le 26 janvier dernier ? Se sont-ils intéressés au contenu des 39 lois qui l’ont précédée ? Ont-ils oublié que la cagnotte lancée par un député RN en soutien au policier ayant froidement abattu Nahel a été autorisée, validée, soutenue par les applaudissements de beaucoup, le silence repu du gouvernement et l’indifférence d’une très large partie des Français ? Se sont-ils indignés des décisions de justice iniques, intolérables à l’encontre des jeunes qui ont manifesté leur colère et leur écœurement devant ces traitements ? Des violences policières ? Des discriminations à l’embauche, au logement, à l’université, des discriminations au droit d’exister ?
A quel moment ont-ils pu penser que le RN et ses idées n’étaient pas encore au pouvoir quand Hollande défendait sa déchéance de nationalité, quand Sarkozy, Macron et Darmanin envoyaient les flics, la BRAV-M et l’armée pour faire taire toute contestation de la façon la plus violente qui soit ? Quand le bruit des bottes était assourdissant et que Ruffin déclinait sa participation à une marche contre l’islamophobie parce qu’il « avait foot » ? Que Tondelier « regrettait les Allah Akbar entendus lors d’une marche en soutien à la Palestine » ?
A croire que pour tous ces gens, tant que le parti d’extrême-droite ne s’installe pas à Matignon, à l’Elysée, ça compte pas ou plutôt ça compte pour du beur(re).
Partout j’entends des gens dire qu’ils « ont peur » (et je ne parle pas ici des personnes qui subissent le racisme au quotidien et sous toutes ses formes ; je parle de tous les autres et de la gauche en particulier puisqu’il paraît qu’elle est antifasciste et antiraciste). De quoi ont-ils peur exactement ? De l’officialisation d’idées déjà amplement installées dans les esprits et dans les instances les plus hautes du pouvoir ? De ne plus pouvoir euphémiser la réalité ? De ne plus pouvoir détourner le regard ? Qu’ils se rassurent, ils y parviendront, ils sont passés maîtres dans l’art d’esquiver la réalité, de justifier l’injustifiable. « La bourgeoisie occidentale, quoique fondamentalement raciste, parvient le plus souvent à masquer ce racisme en multipliant les nuances, ce qui lui permet de conserver intacte sa proclamation de l'éminente dignité humaine » (Fanon).
En attendant « les gens de gauche ont peur ». D’où ce « sursaut » avant le 1er tour des législatives. Un sursaut. Un mouvement brusque et involontaire déclenché par la peur. C’est bien de cela qu’il s’agit. Alors « Siamo tutti antifascisti », « la jeunesse emmerde le Front National », « Quand notre cœur fait Blum » etc etc. Et pour masquer la tristesse absolue de ce qui n’est qu’une réaction à la peur, qui n’a rien à voir avec la volonté farouche de lutter contre l’infâme, que trop peu veulent écraser, le partage d’une joie feinte, du rose partout sur les affiches, des projections du portrait d’Aya Nakamura sur les murs de l’Assemblée. Et tout le monde de se réjouir, de sautiller devant cette fraternité retrouvée, ce Black-Blanc-Beur ripoliné.
Dans cette passion, plus de filtre, toutes les idées sont jugées bonnes partant du principe simpliste que « toute bonne âme », « toute bonne volonté » ne peut avoir qu’une « bonne idée ». La dernière en date, un appel vendredi 5 juillet à une grève de « tous les immigrés, bi-nationaux, racisés, minorisés pour montrer qui sont les travailleurs travailleuses essentiels dans le pays ». Ça s’appelle « 24h sans nous ». Idée au mieux saugrenue au pire déprimante qui consiste encore une fois à n’accepter l’immigré le bi-national le racisé le minorisé que s’il travaille, que s’il est essentiel à la société française. N’existons-nous donc que par notre travail ? Quid alors des autres ? De ceux immigrés bi-nationaux racisés minorisés qui ne travaillent pas ou dont le travail n’est pas estimé « essentiel » ? Quelle est leur valeur alors ? Cette idée dite de gauche saluée unanimement par ceux-qui-ont-peur-et-qui-ont-sursauté reprend exactement l’idée rance déjà ancienne que l’Autre n’est « bon » et donc légitime et donc acceptable et parfois même fréquentable que s’il travaille.
La tristesse aussi de réaliser le manque cruel d’imagination de beaucoup. Apeurés, ils se sont tournés vers le connu, les valeurs sûres, ont emprunté les sentiers déjà battus. Ils ont déterré Blum, ressuscité Manoukian et Simone Veil, se raccrochent désespérément à toute figure pseudo-charismatique qui serait capable de les rassurer, de les prendre en charge, qui parlerait à leur place, qui les soulagerait d’avoir à utiliser leur propre entendement. L’être providentiel vous savez. Il n’y a qu’à voir les guerres picrocholines à propos de qui sera 1er ministre, de qui participera au débat face à Bardella. C’est la société du spectacle. Affligeant spectacle.
J’aurais aimé moi qu’au sursaut on ait préféré le saut, « le véritable saut », celui qui nous élève, qui comme le dit Fanon, « consiste à introduire l'invention dans l'existence », celui qui nous permettrait de nous créer interminablement au lieu d’imiter piteusement.
De toute façon, c’est oublier qu’un sursaut n’est que transitoire. Que l’enthousiasme, la solidarité ne sont qu’éphémères et que le naturel va vite revenir au galop. Déjà le Nouveau Front Populaire s’est révélé n’avoir de nouveau que le nom, d’ailleurs visiblement trop lourd à porter pour lui puisqu’il est vite redevenu le « front républicain », celui qu’on connaît bien depuis 2002 au moins, qui autorise toute compromission, toute lâcheté toute trahison pourvu que les apparences soient sauvées. LFI n’a pas eu le front d’y aller seule. Comment désormais continuer à se dire « insoumis » tout en soutenant Hollande et Glucksman, en se désistant au profit de Darmanin et Borne, en acceptant « un pacte républicain » avec Attal ?
Les gens pourtant ne sont pas complètement dupes, en témoignent ce slogan tout de rose paré lui aussi, « On s’engueulera plus tard », les injonctions à tel représentant de parti ou à tel autre « d’attendre lundi » pour révéler au grand jour les petits arrangements entre amis.
« On sait mais on ne veut pas l’entendre. » Alors on fait semblant, semblant qu’on est responsables et à « la hauteur du moment », on se serre les coudes dans le déni, on étouffe tout son discordant. Jusqu’à lundi, ce n’est pas si long tout de même ! Après, on pourra à nouveau reprendre nos petites vies avec le sentiment du devoir accompli et quel que soit le résultat.
L’image sera sauve, c’est peut-être même la seule chose qui le sera.