Dimanche 24 avril 2022, fin du spectacle pathétique.
Une fin en forme de rictus, une fin qui va déformer les visages, les cœurs et les âmes d’une grande partie des citoyens de ce pays quelle que soit l’issue du scrutin. Une fin comme un éternel recommencement qui s’appliquerait à creuser le pire. Quelle que soit l’issue du scrutin.
Aujourd’hui, je ne suis pas allée voter. Aujourd’hui, quelque chose est déjà mort.
J’entends depuis une dizaine de jours les discours moralisateurs « Macron n’est pas Le Pen quand même », « si Le Pen est élue, nous n’aurons plus de libertés, les plus fragiles d’entre nous etc etc… », les discours culpabilisateurs « si tu t’abstiens, tu votes Le Pen ; si tu votes blanc, tu votes Le Pen ».
Non, si je m’abstiens, justement je ne vote pas Le Pen et je ne vote pas non plus pour son alter ego néo-libéral. Macron n’est pas Le Pen certes mais pendant cinq ans il l’a nourrie, l’a dédiabolisée, a fait en sorte qu’elle soit face à lui au second tour, encore plus forte qu'il y a 5 ans, avec l'aide de son fidèle soldat Bayrou qui s'est offusqué que le RN puisse ne pas obtenir ses parrainages, qui lui a accordé le sien. Pour donner l'exemple. Au nom de la démocratie bien sûr ! Mais de quelle démocratie parle-t-on ici ?
J’ai lu des gens qui écrivaient qu’ils « ne pouvaient se payer le luxe » de s’abstenir compte tenu de leur situation sociale, de leur origine, de leur fragilité. Que ceux-là le pensent sincèrement parce qu’ils ont réellement peur, évidemment je l’entends, je le comprends, je le respecte mais que cet aveu désespéré qui doit nous interroger justement soit repris en boucle comme un élément de langage pour bobo en mal d’arguments, par tous les frileux du pays, comme si tout d’un coup la solidarité existait et jusqu’à 20h ce soir, me débecte.
Je sais de quoi je parle. Je suis née avec les circulaires « Marcellin » et « Fontanet », j’ai grandi sous Giscard et le projet de loi Stoléru, les lois Pasqua et Méhaignerie, les charters de Cresson, « la misère du monde que la France ne peut accueillir » de Rocard, le bruit et l’odeur de Chirac, le karcher de Sarkozy etc etc .
Les « trente inglorieuses » n’ont fait que préparer l’arrivée au second tour de MLP ; les gouvernements de gauche et de droite ont créé « le problème de l’immigration », ont concurrencé l’extrême-droite sur son terrain, rivalisant de circulaires, de textes de lois qui stigmatisent encore et toujours plus une partie de la population, parmi les plus fragiles. Ce que Macron a achevé, c’est de rendre l’extrême-droite fréquentable, « molle », et donc non dangereuse. Non dangereuse sauf durant l’entre-deux tours où tout à coup elle redevient ce qu’elle n’a pourtant cessé d’être, raciste et fasciste.
Non, ce n’est pas un luxe de s’abstenir, c’est un choix, pris en toute conscience, celui de ne plus courber l’échine lorsque l’on veut nous convaincre que le moins pire est le mieux, celui de dire non, de refuser de choisir entre deux visages du pire, entre deux modèles de société dont aucun ne paraît désirable, humaniste, social, généreux. Dont aucun ne relève du politique.
A mes yeux, donner ma voix à Macron c’était trahir.
Trahir les éborgnés, les mutilés qui ont essayé de lutter contre sa politique sécuritaire, trahir les lycéens agenouillés de Mantes la jolie, les étudiants faisant la queue pour manger
Trahir tous les personnels hospitaliers, les aides à domicile, les travailleurs précaires qui même en traversant la rue ne trouvent pas de travail,
Trahir les « hijabeuses », toutes les femmes victimes de violences conjugales,
Trahir les associations à Calais et partout en France qui continuent à prendre des risques pour aider les plus démunis,
Trahir mes origines et mes idéaux.
Voter Macron, cela aurait été accepter la violence, comme si elle n’avait pas été intolérable.
Accepter la violence d’un régime néo-libéral qui appauvrit jour après jour les plus faibles, qui matraque et réduit les libertés.
Accepter et en redemander encore. De quelle démocratie parle-t-on ici ?
Dans une de ses dernières interview, Macron dit lire tous les jours de la poésie, que ce sont les poètes « qui l’aident à tenir » et de citer Cendrars, Apollinaire et René Char. Grand bien lui fasse. Peut-être s’est-il identifié à la figure du mal aimé d’Apollinaire et il aurait eu raison, nous sommes nombreux à ne pas l’aimer.
De René Char qu’il désigne comme « son plus grand compagnon », je l’invite à (re)lire ces quelques mots :
« Je n'écrirai pas de poème d'acquiescement. »
« Je ne serai jamais assez loin, assez perdu dans mon indépendance ou son illusion, pour avoir le cœur de ne plus aimer les fortes têtes désobéissantes qui descendent au fond du cratère, sans se soucier des appels du bord. Ma part la plus active est devenue ... l'absence. Je ne suis plus guère présent que par l'amour, l'insoumission, et le grand toit de la mémoire. »
« Ce qu'il faut faire ? C'est d'abord devenir durs, cesser de penser et d'agir comme des enfants, aller jusqu'au bout de notre colère. »
De la même manière qu’il ne suffit pas de revêtir un sweat à capuche pour être un héros à la Zelensky, il ne suffit pas de se dire lecteur de Char pour paraître engagé, militant et poétique.
Quand on est gouverné par quelqu’un qui pense encore que l’habit fait le moine, qui donne l’impression qu’il est encore adolescent à son cours de théâtre amateur, on peut être inquiet d’être dirigé par un artiste raté. L’Histoire nous a montré que les artistes ratés étaient dangereux quand ils se faisaient politiciens.
Ce soir, je serai dans la rue.
Ce soir la rue sera poétique et nous inventerons de nouvelles formes de résistance. Quelle que soit l’issue du scrutin.