Dans la bouche de Geoffroy de Lagasnerie il y a des mots compliqués, des mots qui ne me plaisent pas, immédiatement et définitivement. Par exemple, dans sa bouche, il y a les mots « punitivisme » et « véridiction ». Ils ne me plaisent pas pour deux raisons : je les trouve d’abord très pompeux/prétentieux et puis surtout ce sont des mots carcéraux qui verrouillent et violentent. Des mots qui sonnent comme des peines de prison.
Dans la tête de Geoffroy de Lagasnerie à propos du procès Pélicot, il faut d’abord s’occuper des coupables, il faut d’abord les comprendre, rationnellement, c’est ce qu’il appelle « l’analyse sociale de la violence sexuelle ». C’est-à-dire que pour lui, avant de penser à la victime, avant de s’occuper d’elle, avant de l’écouter, d’essayer de comprendre ce qu’elle a vécu, ce qu’elle a traversé, il faut comprendre ses agresseurs, "présenter leurs actions comme les produits de situations, de dynamiques, de logiques, mais aussi de violences passées dont leurs auteurs peuvent avoir été victimes".
Dans la bouche de Geoffroy de Lagasnerie il faut donc protéger ces hommes de toute manifestation de colère publique. C’est même une façon de protéger Gisèle aussi que de les comprendre ces hommes parce que sinon ils vont nier et c’est bien naturel cette auto-défense puisqu’ils risquent fort d’être « punis » et que personne n’a envie d’avouer dans un tel contexte paraît-il.
Dans le monde de Geoffroy de Lagasnerie les hommes sont donc des enfants tout puissants qu’il faut amadouer. Et les féministes des Erinyes matrixées, des infra-Geoffroy de Lagasnerie, des femmes donc.
Il y a dans cette réflexion quelque chose qui me choque profondément, quelque chose où se mêle tout à la fois une absence d’empathie pour la victime, une profonde mauvaise foi et un souci malsain, toxique et inquiétant pour le bien-être des accusés.
« À la fin du XIXème siècle, le grand sociologue Émile Durkheim affirmait que la pitié pour le criminel et l’appel à une pénalité moins sévère étaient les marques d’une civilisation supérieure. »
Sous la plume de Geoffroy de Lagasnerie, il y a des phrases qui ne passent pas.
D’abord parce que chez lui, même les arguments sont d’autorité. Et puis surtout il y a cet horizon idéal de « civilisation supérieure ». Je ne sais pas trop de quoi il rêve Geoffroy mais moi bêtement « civilisation supérieure », ça m’évoque immédiatement l’existence aussi d’une civilisation inférieure. Qui serait constituée de...féministes punitivistes impitoyables.
Ça ne va pas Geoffroy. Tes « il est évident que... », tes « il est impossible de... », tes tournures impersonnelles dogmatiques qui transpirent ta suffisance, ça ne va vraiment pas. Et puis surtout tu ne comprends pas. Les violences sexuelles exercées par des hommes sur une femme et donc sur les femmes.
Ta « lecture nuancée et inquiète » me donne la gerbe et je ne vois pas en quoi ton texte lu en Avignon est un « hommage à Gisèle Pélicot ».
Parce que toi, ce qui t’intéresse ce sont eux, ceux que tu désignes par ce terme si neutre et si poli d’« accusés », les hommes de cette affaire. Ce qui t’intéresse, c’est Pélicot et les 50 violeurs. Ce sont ces hommes qui ne sont sans doute pas lâches et qui ont subi ces « rituels d’humiliation et d’infliction publique de la honte envers eux notamment à chaque fois qu’ils entraient ou sortaient de la salle d’audience ; leur nom et leur visage furent même parfois diffusés sur les réseaux sociaux… ». WTF !
Tu ne comprends pas que ces collages devant le Palais de justice et qui t’ont « comme beaucoup ( !) frappé », loin d'être des « rituels d’humiliation », sont d'abord l'expression d'une souffrance, tu ne comprends pas que « cette douleur n'est pas une cruauté gratuite. C'est le signe qui atteste que les sentiments collectifs sont toujours collectifs, que la communion des esprits dans la même foi reste tout entière, et, par-là, elle répare le mal que le crime a fait à la société. » Ce n’est pas moi qui le dis, c’est Durkheim qui l’écrit.
T’es-tu demandé un seul instant quel pouvoir ces actes et paroles féministes avaient pu exercer sur Gisèle Pélicot durant tout le procès ? As-tu observé son visage à chaque fois qu’elle quittait le tribunal, à chaque fois qu’elle était acclamée, applaudie, soutenue par cette audience ? Le lui as-tu demandé toi qui lui rends hommage ainsi ? As-tu pensé à Gisèle en écrivant ton texte ? Avant de te placer en criminologue, as-tu pensé à elle d’abord, à elle surtout ? A la force qu’elle a pu tirer de ces manifestations collectives et puissantes de solidarité pour justement supporter l’abject, les dénis, les mensonges, le mutisme de ces violeurs, pour supporter ton texte aujourd'hui ?
« 20 ans chacun », c’est une hyperbole, ne l’as-tu pas compris ? Et comme hyperbole, elle est là pour impressionner au sens propre du terme, pour insister sur le fait que la peine doit être graduée dans un pays où 6% seulement des femmes victimes de violences sexuelles portent plainte, les autres n’ayant aucune confiance en la justice et en l’efficacité de ses procédures.
« 20 ans chacun », ça n’a rien d’incantatoire, tu n’as décidément rien compris. « Ce ne sont point des velléités hésitantes et superficielles, mais des émotions et des tendances qui sont fortement enracinées en nous. Ce qui le prouve, c'est l'extrême lenteur avec laquelle le droit pénal évolue. Non seulement il se modifie plus difficilement que les mœurs, mais il est la partie du droit positif la plus réfractaire au changement. » Durkheim, c’est encore lui.
Mais toi donc, très haut au-dessus de nos corps enragés, tu nous invites en priorité à prendre du recul, à réfléchir au pourquoi ces hommes ont fait ça. Tu fantasmes l’audience du procès Pélicot comme un plateau de La Grande librairie où des intellectuels posés, sages et mesurés viendraient nous expliquer de façon urbaine le pourquoi de l’existence de la violence sexuelle de certains hommes sur certaines femmes entre deux lectures face caméra.
Mais moi, je ne veux pas qu’on m’explique pourquoi ces hommes m’ont fait ce qu’ils m’ont fait, je veux que des mots précis soient posés sur ce qu’ils m’ont fait, que des peines en découlent, qu’elles soient à la hauteur de ce que j’ai subi, je veux que des violeurs soient sortis de l’anonymat facile, qu’ils n’aient pas d'autre choix que de porter ce visage qui est le leur, que le viol qu’ils ont commis soit ajouté comme une particule à leur nom, que cette particule soit indélébile.
Et c’est donc cela qui te semble trop violent Geoffroy ? Que des masques tombent, ceux des bons pères de famille, ceux des gendres idéaux, ceux du voisin d’à côté ? C’est ce qui te semble urgent de protéger ?
Que sais-tu des « seuls comportements qui peuvent apporter un peu d’apaisement à la victime » ? Rien, visiblement tu n’en sais rien.
De Gisèle Pélicot, il n’est mention qu’une fois dans ton texte, pour parler de la violence supplémentaire qu’elle a vécue face à la lâcheté de ses agresseurs durant le procès. C’est la seule fois où tu la cites et ce sera pour délégitimer sa volonté de recourir à la justice pénale. Drôle d'hommage décidément.
Que Gisèle Pélicot apparaisse au procès à visage découvert, sous sa véritable identité, qu’elle refuse le huis clos pour que « la honte change de camp », ça ne t’intéresse pas, tu ne l’évoques jamais, ça, tu n’as pas envie d’expliquer.
C’est à ce moment-là que j’ai vomi. Quand j’ai compris pourquoi.
Parce qu’au début je ne saisissais pas pourquoi sans cesse tu revenais avec ce terme de « punitivisme », pourquoi tu mélangeais tout dans cette intervention qui était annoncée comme un hommage à Gisèle Pélicot et qui sonnait comme son invisibilisation. Pourquoi tu t’écoutais parler sans jamais parler d’elle, pourquoi tu insistais lourdement, pourquoi tu assénais.
C’est à ce moment-là que j’ai vomi. Quand j’ai compris pourquoi.
Que dans ton monde Geoffroy de Lagasnerie, la femme victime de violences sexuelles qui s’appelle Gisèle Pélicot n’est pas intéressante, elle n’est pas intéressante pour une raison toute simple : tu n’as pas écrit de livre à son sujet. Toi, ton objet, c’est le livre que tu viens de publier, celui qui parle de l’abolitionnisme pénal et pour le vendre, tu es prêt à tous les commerces, à toutes les indécences. Parce que j’espère que tu te rends compte à quel point tu es indécent quand, comme tu le fais dans cette intervention lue en Avignon, tu instrumentalises une femme et les viols dont elle a été victime pour placer ton verbiage enthovenien. En minimisant la force symbolique de ce procès, tu affiches non seulement ton ignorance de la réalité des violences sexuelles dans ce pays mais tu participes aussi insidieusement à cette violence que tu concèdes du bout des lèvres, que tu réduis autant que tu le peux.
Sur les féministes qui ont soutenu Gisèle Pélicot devant le tribunal et ailleurs, tu as choisi de porter un regard volontairement biaisé, tendancieux qui te permettait de distordre la réalité pour que tu puisses faire, vulgairement, ta promo.
C'est la société du spectacle à laquelle tu appartiens et que nous vomissons.