Cher Thomas Jolly,
Longtemps pour moi tu as été l’incarnation de ce que je voulais voir sur scène. Excuse-moi, « je dis tu à tous ceux que j’aime même si je ne les ai vus qu’une seule fois ». Toi, je t’ai vu plusieurs fois. A Avignon d’abord mais surtout à Angers, surtout en 2021 et toute l’année suivante. Tu étais à ce moment-là directeur du Quai et tu es arrivé sur scène bottines à paillettes aux pieds et virevoltant pour annoncer à ce public plutôt vieillissant et plutôt bourgeois qu’ils allaient voir c’qu’ils allaient voir ! Que c’en était fini du sage et du conformiste, du terne et du cul cousu. Tu leur as annoncé une saison couleur de tes bottines. Brillante, osée, exubérante, légère et audacieuse.
Le Go Festival donnait le ton avec son affiche rose bonbon sur laquelle une gueule de chien féroce tous crocs en avant et langue pendante s’offrait au regard. C’est là que j’ai vu Ian, la pièce sur Ian Curtis et Joy Division, Viril de Bobée avec Casey, Béatrice Dalle et Virginie Despentes et puis Les petits bonnets de Pascaline Herveet qui raconte sous un grand chapiteau une grève dans une usine de lingerie après des licenciements abusifs. Du punk et des femmes, des femmes qui se révoltent, qui font entendre leurs voix, qui s’assument, qui assument. C’était couleur de tes bottines et j’ai beaucoup aimé le directeur de théâtre qui avait choisi cette saison-là.
La fréquentation du Quai avait changé. Ce hall si froid et qui manque si souvent de vie était désormais également investi par un public queer, genderfluid, aux couleurs du monde d’aujourd’hui dans toute sa richesse, sa variété, ses différences. Et avant chaque représentation, après chacune d’elles alors que tu sortais à peine de scène, tu prenais le temps de venir saluer, discuter avec qui voulait, ouvert, accessible, généreux. Ils t’aimaient, on t’aimait et tu nous le rendais bien. C’était l’époque bottines à paillettes ! Tu avais presque réussi ton pari (et ce n’était pourtant pas gagné), je dis presque parce que faire venir les jeunes des banlieues tu n’y es pas parvenu, il fallait du temps et tu n’en avais pas.
Est arrivé ensuite Le Dragon que tu as mis en scène cette fois, dans un décor digne d’un film expressionniste allemand, tu donnais à voir ce que c’est qu’une tyrannie, comment elle perdure avec la complicité, la docilité, la soumission d’un peuple, comment c’est difficile de renverser un système comme celui-là fait de vils courtisans, d’une bourgeoisie rance qui se cramponne à ses privilèges, tous ces gens « à l’âme tailladée » qui deviennent dociles face à l’invivable, tu te souviens ? Tu as aussi retenu cette idée que le dragon mate toute révolte par les flammes. Me vois-tu venir Thomas, mon frère Thomas ?
La question du pouvoir et la figure du monstre traversent ton théâtre, y a même pas besoin de le démontrer. Que se passe-t-il dans la tête d’un tyran ? Comment peut-on devenir tyran ? Ces questions te hantent ou te fascinent. L’apothéose de ton questionnement, à mes yeux, ça a été Henry VI + Richard III que tu as mis en scène, dans lequel tu incarnais de façon absolument sublime Richard III dans toute son outrance, toute sa sauvagerie, dans toute sa folie. 24 heures de théâtre total. C’était magnifique ! Dérangeant, subversif, hors norme ! C’était flamboyant ! Shakespeare was not dead !
A Starmania, j’étais là encore. La manière dont tu as revisité cet opéra cyberpunk, c’était inédit. Le jeu des lumières comme autant de bras tendus vers le public dans cette Seine musicale pourtant immense que tu es parvenu à rendre intime. Et toujours la communion entre la scène et la salle, la chaleur, la beauté et le sentiment d’habiter le même côté du monde. Toi non plus, tu n’aimais pas le personnage de Zéro Janvier qui présente sa candidature à l’élection présidentielle et qui défend un modèle de société sécuritaire, raciste, économiquement libérale, n’est-ce-pas ? En tout cas, tu as tout fait pour le rendre médiocre, méprisable, incarnation de cette humanité qui n’a rien d’aimable.
Et puis brusquement, tu es parti.
Tu avais été désigné pour organiser les cérémonies des JO de Paris et tu es parti. Ça a commencé comme ça mon incompréhension de toi, de toi en tant qu’artiste.
Dis Thomas, comment as-tu pu accepter ce rôle quand tu as vu et su
Pour les bouquinistes
Pour les étudiants chassés de leur chambre
Pour les SDF
Pour les travailleurs sans papiers exploités
Pour les détournements de fonds
Pour les salaires indécents
Pour le prix exorbitant des places et les QR codes
Pour Emilie Gomis
Quand tu as su que Zéro Janvier existe en vrai, qu’il gouverne et que ton génie tu le mets à son service et à sa gloire ?
Dis Thomas, comment as-tu pu accepter ce rôle quand tu as vu et su que tu allais participer aux JO organisés par un président pyromane qui n’a de cesse d’envoyer la police pour « mater toute révolte » ? Un vrai dragon couleur de bottes.
J’ai lu tout à l’heure une brève qui disait que tu serais demain à Angers le dernier à porter la flamme olympique. Demain je n’y serai pas. Question de flamme.
Il faut que je t’avoue quand même quelque chose. Tu as toujours dit que « tout spectacle est politique ». Alors au fond de moi, je nourris encore l’espoir que tu présentes ce jour-là une cérémonie politique, c’est-à-dire sensible comme tu sais si bien le faire, pour dire le climat nauséabond qui règne en France aujourd’hui. Ce serait ton plus grand défi, ce serait le plus beau.
J’espère et je veux croire cher Thomas Jolly que « ce dragon (n’) a pas rabougri votre âme, empoisonné votre sang et obscurci vos yeux ».
Ce serait vraiment beau une cérémonie couleur d’Elsa, couleur bottines de Thomas.
Nadia