Le spectre du despotisme oriental a longtemps hanté l’Europe. Au XVIIIe siècle, cette représentation du pouvoir absolu était supposée mettre en garde contre le devenir possible de tout gouvernement, pas seulement de la monarchie absolue et de « l’Orient » désert ou capiteux.
La tentation est grande aujourd’hui de retrouver chez le Président élu des Etats-Unis, la semblance et les logiques d’un régime qui a fasciné les Lumières. Pour peu que la perspective soit inversée, et les similitudes sautent aux yeux. L’exercice comparatif a, de toute évidence, ses limites, il n’a de sens que de jeter un éclairage différent sur un personnage abracadabrant - et dangereux – à partir du virilisme qu’il manifeste.
Trouble que Trump suscite et qui confond les politistes les plus avisés, vient de la contraction scandaleuse entre la surpuissance US, l’état de droit républicain, et l’archaïcité d’une masculinité exacerbée que projette son incarnation du pouvoir suprême. L’autoritarisme de Trump a cette coloration-là qui trouve plus que jamais de profondes résonances dans la société et la culture américaine.
Ce n’est pas seulement qu’il concentre légalement tous les pouvoirs, terrorise le parti républicain, s’est rallié les nouveaux « oligarques » et les conservateurs de tous poils. C’est qu’il endosse et libère chez les Américains une affirmation de soi ultra-genrée dont il épouse les traits les plus saillants
À commencer par son narcissisme : en bon macho et en despote accompli, Trump n’aime rien et personne autant que lui-même, et tout dans l’Empire doit graviter autour de cet épicentre. La ronde des courtisans, des clients et des émissaires étrangers s’inclinant continuellement devant lui, il parade.
Tout est dans l’apparence et l’apparat, tout tient à la monstration de soi : son pouvoir procède de sa virtuosité télégénique et du culte que lui voue l’infosphère. (Évidemment ce n’est pas Topkapi ou le palais du Grand Moghol, c’est plus cheap.)
On n’insistera pas sur les signes machistes du personnage tant cela a été relevé - et souvent présenté comme l’une de ses recettes électorales les plus fructueuses - sinon pour noter qu’il ne s’agit pas ici de seigneurie bédouine, mais d'un virilisme très ordinaire, avec ce que cela implique de vulgarité bravache et de dépréciation misogyne.
L’un des traits les plus significatifs du virilisme despotique qu’il illustre est le caractère arbitraire, capricieux et fantasque de son exercice du pouvoir. Échappant aux règles instituées et aux codifications d’usage, sa politique ne se laisse ni concevoir ni prévoir. Ses velléités impériales récentes dont chacun espère qu’elles relèvent de la farce, renforcent l’analogie avec le despote ottoman. Associé à ses amitiés politiques douteuses et à la culture de la force qu’elles révèlent, l’annonce donne des sueurs froides aux chancelleries et aux responsables de tous bords. .
L’autre aspect de ce mode de gouvernement est la confusion du public et du privé que condamne tant Arendt. Trump ne s’entoure que de familiers, ne l’approchent que les flatteurs et les golfeurs. Et de même qu’il nomme ses partisans zélés aux plus hautes charges de l’Etat - les compétences et l’expérience politiques important peu- il congédie tout aussi rondement ses anciens favoris.
On ignore si au sérail de Trump, sa fille et son gendre seront de la partie comme dans le passé, mais Elon Musk a toutes ses faveurs, et son vizir est un converti à sa cause - et on sait l’ardeur des convertis. La domestication au sens littéral du terme explique pour une large part le succès de cet homme : il s’agit, d’une part, de traiter des affaires de l’Etat comme s’il s’agissait d’affaires de famille, c’est-à-dire, dans ce pays, d’affaires tout court.
Et d’autre part, pour le dire vite, sinon de renvoyer les femmes à la maison, de se protéger du gender et d’autres « insanités » du même tonneau. Elles et tous les « faibles », qu’ils soient noirs, latinos, pauvres, gens de culture et d’esprit qui défient la suprématie du mâle blanc, doivent être renvoyés à leur condition d’infériorité « naturelle ».
Il faut garder à l’esprit que Trump a remporté le vote populaire. La société américaine (comme d’autres sociétés virilistes) peut « enfin » s’opposer aux revendications des féministes, des gays, des trans, du wokisme en général. Le despotisme est un régime circulaire où le haut et le bas sont en miroir : il ne s’explique et ne se maintient qu’en prenant appui sur un virilisme et un néo-patriarcat contraint, régime dont Trump donne une représentation « sultanesque » : iconique et dorée, totalement désinhibée, amie de ceux qui, petits et grands, entendent ramener avec l’ordre ancien l’autorité des surmâles.
L’ignorance est pour les Classiques au fondement de cette perversion du politique. Trump n'a pas seulement cédé sur la dignité de la fonction, sur l’éthique et sur l’idée même de vérité, il se complait dans la bêtise. Comment oublier son mot sur les chats et les chiens dévorés par les manants ?
Le despote peut dire et faire n’importe quoi, comme il s’en vante lui-même, il sera suivi par les réactionnaires comme par ceux qui humiliés et revanchards, se reconnaissent en lui - ce maître qui de surcroît joint l’ignorance à la paresse - autre cliché sur le Calife.
N’avait-on pas appris que ce Président passait le plus clair de ses journées à la Maison Blanche à regarder la télévision ? L’arbitraire politique de ce chef et l’aspect domestique de son pouvoir ont ceci de commun avec l’illibéralisme qu’ils rabaissent l’Etat et contribuent à annihiler le politique.
Si à l’horizon proche, il est tout de même question de fascisme et pas seulement de despotisme, c’est que ce régime totalitaire prend appui sur un virilisme autrement moins boursouflé et fantasque. Et qu’il se trouve parmi les soutiens de Trump des nuques plus raides, des idéologues misogynes, racistes, et suprématistes, des intérêts puissants qui le soutiennent, des forces organisées qui attendent leur heure.
Nadia Tazi
(Dernier livre publié : Le genre intraitable, Politiques de la virilité dans le monde musulman, Actes Sud )