Je suis né en France, sous les valeurs de la République : Liberté, Égalité, Fraternité.
Mais dans cette République, on ne m’a jamais parlé de « l’autre 8 mai 1945 ». Celui où, pendant que la France fêtait la fin de la guerre, l’Algérie pleurait ses morts.
Ce jour-là, en Algérie, des manifestations pacifiques sont organisées par des indépendantistes, anciens soldats ou militants, pour réclamer les mêmes droits que ceux qu’on célébrait en Europe.
Quelques mois plus tôt, ils avaient combattu les nazis aux côtés de la France.
Mais cet espoir sera brisé net.
Tout commence à Sétif, quand un jeune homme, Bouzid Saâl, lève un drapeau algérien. On l’abat pour ce geste.Cet assassinat déclenche des émeutes, puis des violences. Cent-deux Européens trouvent la mort.
En représailles, l’armée française intervient brutalement : des villages entiers sont rasés.Des civils algériens sont pourchassés, torturés, massacrés.
Dans la région de Béjaïa, d’où sont originaires mes parents, 15 000 femmes et enfants sont tués. À Kherrata, les cadavres des manifestants sont jetés dans le fleuve par camions entiers.
Ce contraste me hante. Dans ma propre famille, l’un des oncles de ma mère est mort pour la France.
Il s’est battu pour un pays qui, ce même jour, massacrait ceux qui lui ressemblaient.
Il portait l’uniforme français. Et en Algérie, on tirait sur ceux qui portaient le même visage que lui.
Pendant des années, ce ne furent que silence, déni, chiffres minimisés. Comme une tache sur un drapeau qu’on refuse de voir. L’État français parlait alors de quelques centaines de morts.
Les historiens, eux, ont compté entre 20 000 et 45 000 victimes. Il a fallu attendre 2015 pour entendre un mot de reconnaissance : Jean-Marc Todeschini, secrétaire d’État aux Anciens Combattants, s’est rendu à Sétif pour une commémoration officielle — la première.
Mes parents, eux non plus, ne m’ont jamais parlé de ce drame. Je l’ai découvert en grandissant. Leur silence, c’était une abnégation totale. Un geste d’amour. Pour m’épargner la rage.
Mais le traumatisme passe quand même. Il glisse d’une génération à l’autre — enfants, petits-enfants — jusqu’à ce qu’il soit exorcisé.
Français d’origine algérienne, j’ai hérité d’une histoire partagée, d’une mémoire lourde, transmise sans qu’on me demande si je la voulais. Une mémoire pesante, chargée d’un passé jamais vraiment reconnu.
Je ne suis pas dans la nostalgie. Je n’attends ni repentance, ni jugement. Mais une vérité doit être dite.
Car il ne peut y avoir de réconciliation sans reconnaissance formelle, publique, solennelle des massacres de Sétif, Guelma et Kherrata.
Et l’État français refuse toujours d’en porter la responsabilité.
Que la France admette qu’en ce 8 mai 1945, alors qu’elle célébrait la liberté, elle la refusait à d’autres, sur une autre terre, à une autre population.
Car l’histoire de la France, ce n’est pas seulement celle de la liberté ; c’est aussi celle de la domination, de l’exploitation. Il est temps de le dire, à voix haute.
Parce que ce silence, cette non-reconnaissance, pèsent chaque jour sur moi et d’autres Français qui me ressemblent.
Je suis fatigué. Fatigué d’être pris entre deux mondes.
Fatigué de devoir rappeler que nos deux pays sont liés à vie — plus que beaucoup d’autres.
Liés par la guerre, la souffrance, mais aussi par des liens familiaux, culturels, linguistiques. Par l’amour.
C’est dans cette relation, difficile mais inévitable, que réside notre avenir. Mais tant qu’on refuse de regarder le passé en face, tant qu’on évite de l’affronter, on restera figés.
Ce lien, je ne peux ni l’effacer, ni le renier. À 52 ans, je voudrais vivre mes deux identités en harmonie, sans qu’elles s’opposent sans cesse. Pouvoir évoquer les massacres de Sétif sans provoquer la gêne, ni éveiller la méfiance.
J’aimerais aimer la France sans être suspecté de trahison quand j’évoque ses fautes. Car aimer un pays, c’est aussi vouloir qu’il ait le courage d’affronter son histoire.
Je rêve d’un pays où mes deux héritages ne s’affrontent plus, mais se complètent. Où la parole ne divise pas, mais ouvre la voie à l’écoute. Car c’est ainsi que commence la réconciliation.