Chez nous, on ne croyait ni vraiment en dieu, ni au bonheur, ni aux mots.
On ne croyait qu’en l’homme, et encore, en quelques- uns seulement. Aragon, Jacques Chancel, Raymond Poulidor ou Yéhudi Ménuhin étaient parmi ceux que papa qualifiait de grands bonhommes. Mais en général,on vénérait de préférence les hommes morts, c’était beaucoup plus commode, et papa, très féru d’histoire, avait un net penchant pour ceux qui l’avaient marquée. C’est ainsi que J. Moulin, J. Jaurès ou L.Blum, étaient entrés dans le panthéon familial nettement orienté vers l’ouest, c'est-à-dire vers la gauche si l’on regarde vers le nord. Les femmes y étaient rares, les historiens n’avaient pas encore eu le temps de débroussailler la toison féminine et papa n’en prenait pas ombrage. Néanmoins, pour peu que certaines d’entre elles eussent une jolie voix ou d’autres charmes non dissimulés, elles pouvaient alors prétendre faire partie de la statuaire. Il en fut ainsi pour Edith Piaf, Jeanne Moreau, ou Juliette Gréco et cela me valut d’hériter d’un deuxième prénom que je n’osais révéler que sous la menace. Marie-Line Monroe avait eu, en effet, la mauvaise idée de mourir quelques mois avant ma naissance et mes parents m’accordèrent ce triste privilège de porter le prénom d’une actrice morte. J’avais évité le pire, Dalida n’était pas encore décédée.
Maman avait bien essayé d’introduire Ivan Rébrof ou Charles Dumont dans le laraire, mais sans succès. Ces tentatives lui valaient un « Mais enfin Jeannine, tu permets ! » qui en disait long sur les intentions de Jeannot de régner sans partage sur son pré-carré culturel et suffisait à la renvoyer à ses fourneaux et à renoncer pour un temps à toute vélléité d’immixtion dans les affaires religieuses du foyer.
Seuls les autres étaient dignes d’admiration, de compassion, de compliments voire de louanges. Seul le passé était digne d’intérêt pour papa, et il fallait vivre sa vie par procuration. C’étaient les grands hommes morts de l’Histoire qui s’en chargeaient. Il ne fallait surtout pas croire en soi.
Alors, on ne mettait surtout pas de mots sur soi, ou si peu, que je les avais oubliés.
Se dire la chaleur des yeux, la soie des cheveux, la fantaisie de la mèche rebelle que l’on chasse régulièrement d’une petite inclinaison grâcieuse de la tête, la douceur du grain de peau, l’impertinence du grain de beauté, la gaieté des fossettes qui picorent les coins de lèvres, l’élégance des tâches de rousseur qui transhument sur le haut des pommettes, l’humeur taquine du nez retroussé, la majesté de la nuque qui vient s’échouer entre les épaules, n’était pas de notre monde. Il ne s’agissait pas de pudeur, ou de retenue, mais plutôt d’une sorte d’impuissance à l’exprimer. Cela semblait accessoire. Il nous suffisait d’exister, cela était bien suffisant.
J’ai appris, depuis, que savoir poser les mots sur soi, sur les autres et sur le monde pouvait suffire à justifier l’existence.
Billet de blog 13 avril 2009
Pourquoi je me suis appelée...
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