Roman délicieux, délicat et pourtant douloureux. Douleur d’une jeune « vieille de vingt ans » qui n’en finit plus de souffrir de l’absence, « Je l’ai dit aussi à ma mère, dans le jardin. Je l’ai dit à l’ombre de ma mère, appuyée contre son arbre », et des secrets qui sommeillent en creux dans la torpeur de ce village de Haute-Marne rescapé de la seconde guerre mondiale.
« Personne ne remplace personne, que je sache ». Les absents hantent les survivants qui n’arrivent pas à « raccrocher les wagons » et « cassent parfois leur pipe à cause de l’eau-de-vie. » Pans de vie enfouis, certitude d’une violence passée, ignorance des histoires particulières et nationales ( les camps sont tus) , la narratrice, Hélène tente de réparer l’insoutenable dans une fraternité nouée avec sa correspondante allemande, Katharina, sur fond de guerre d’Algérie et de chassé-croisé amoureux. L’histoire de ce village et de ces hommes hébétés est celle des années de la reconstruction et de la réconciliation franco-allemande en marche vers " Der Frieden, der ewigen frieden ".
Au cœur du roman, le commis, le « boche », Manfred Richter, « Je suis dans la chambre du prisonnier et dans la chambre de l’homme qui s’est rendu libre en s’enfermant ici. », homme attachant, touchant et tellement impénétrable.
Gisèle Bienne écrit avec une fraîcheur juvénile qui permet au lecteur de franchir la gravité de l’époque avec l’espérance inaltérable dont les adolescents ont le secret. Hélène comme Katharina, se « cognent aux angles » dans un univers « trop riquiqui » et choisissent la rupture, le départ vers l’avenir « prison, liberté » ? Certainement le viatique de toute cette génération de la guerre et de l’après-guerre sonnée par l’Histoire qui leur a fait injonction de barbarie alors qu’ils n’étaient demandeurs que de vie et d’amour.
Gisèle Bienne, auteur rémoise, continue son exploration de ces terres de Champagne hantées par l’histoire des deux guerres mondiales et interroge la relation adultes/adolescents, une relation particulière dans ce contexte de l'après-guerre. C’est une œuvre européenne tellement nécessaire dans le climat actuel d’exacerbation des tensions nationales franco-allemandes. On y devine encore une fois, que le temps des dominants n’est décidément pas celui des gens simples et que l’Histoire tout comme la Littérature restent vitales pour combattre l’absurdité.
« Où l’on saura plus tard
Qu’ici s’inaugurait la Damnation »
La Disparition, Georges Perec.
D’autres œuvres de Gisèle Bienne :
Bleu, je veux, Seuil, 1983
Katherine Mansfield dans la lumière du Sud , Acte Sud, 2011.
La ferme de Navarin, Gallimard, 2008.
Gisèle Bienne écrit également pour les adolescents.