Pourrons-nous dire ce soir que les Irlandais ont été ingrats à l'égard de l'Europe?
C'est ce que j'ai lapé, hier, dans ma voiture en écoutant l'invité d'Inter Active sur France Inter, Daniel Cohen, professeur d'économie à l'ENS.Et je me suis fait la réflexion, qu'encore une fois,on jouait à la démocratie et que si par malheur, le verdict des urnes n'était pas conforme au bien-penser libéral, les citoyens auraient droit encore une fois, à un bon sermon. Comme je ne supporte pas les leçons de moral et que la valeur à laquelle je suis le plus attachée, est la liberté, je me suis mise à souhaiter de toutes mes forces que les Irlandais les renvoient dans leurs cordes, ces boxeurs à cols blancs.
Ingrats, les Irlandais, ou ne serait-ce pas plutôt l'Europe qui témoigne de son ingratitude absolue au regard de l'histoire de la conquête des droits sociaux ( allongement de la durée réglementaire du temps de travail...) et à l'égard de la démocratie( Négation éhontée des deux référendums négatifs français et néerlandais)? Décidément, dans un article du Monde, Pervenche Béres parlait de l'Union européenne, au moment de la bataille reférendaire, comme d'un bateau ivre qui devait recouvrer son cap...Je partage volontiers cette opinion et j'attends sur une île que cette Europe que j'aime tant, retrouve enfin son sillage, qu'elle prenne enfin conscience que ce sont les hommes qui l'ont construite et qu'ils ne comptent pas pour du beurre.
Télescopage de la pensée, je revisionnais, hier, un remarquable documentaire sur la seconde guerre mondiale fait de films amateurs couleurs, Ils ont filmé la guerre en couleur, et j'étais frappée par les visages de ces collaborateurs qui étaient arrêtés en 1944 à Marseille, et ceux de ces Allemands que les Américains avaient obligé à défiler devant les cadavres entassés des corps de détenus de Dachau .Visages hébétés qui ressemblaient tant à ceux des ces patriotes qui allaient être pendus en Serbie ou ailleurs sur ordre des nazis, à ceux de ces enfants du ghetto de Varsovie qui erraient sous la caméra cynique des SS, à ceux de ces civils russes qui allaient être exécutés par les Einsatsgruppen chargés de liquider la race slave... Seuls les visages se ressemblaient, seule la souffrance paraissait commune, mais tout les séparait. Les Allemands s'empressaient de prétexter de leur naïveté, de leur ignorance, ils avaient cru en Hitler, en la victoire, en leur domination future, ils ne savaient pas! Les autres avaient combattu la barbarie, parfois au nom de la liberté, parfois par instinct, parfois par hasard. Tous allaient s'empresser d'oublier. “ Dans le temps d'avant raconté, il n'y avait que des guerres et la faim .[...]Ce temps même commençait à être souvenir de jours dorés...[...]Cependant on grandissait tranquillement, “heureux d'être au monde et d'y voir clair” [...] Y aura-t-il du chocolat et de la confiture à Noel?”Les années, Annie Ernaux.
Ingrats les hommes au regard du passé? On s'empresse d'oublier pour reconstruire, mais peut-on ainsi refonder sans faire son devoir de mémoire? Ce devoir incombe autant aux hommes qu'aux institutions. Or le temps du politique n'est décidément pas celui de l'histoire. Le politique colle de plus en plus au présent et refoule l'histoire des hommes car il y a des passés qui ne passent pas ( Henri Rousseau: Vichy, un passé qui ne passe pas. ) Il y a des passé inaudibles. Celui des avancées sociales des deux derniers siècles, du refoulement du religieux, celui de mai 68 semblent en faire partie. Celui, historique de la remise en cause de la construction européenne telle qu'elle nous est actuellement proposée sera sans doute aussi inaudible. L'époque rejette l'Histoire et préfère les micro-histoires, les biographies, la petite histoire, l'anecdote, l'effritement, le repli culturel, l'identitaire, le cloisonnement, la télé réalité qui ne sont pas méprisables, mais qui s'inscrivent dans des mouvements historiques qui ont du sens. C'est plus commode, c'est plus facile, les historiens, d'ailleurs, sont inaudibles dans la cité, c'est un signe des temps. Repli contraint car le politique sème à l'envi, le trouble, par une négation du passé et refoule tout ferment collectif.
Certains verront donc, dans un éventuel rejet du traité de Lisbonne par les Irlandais une forme de repli. Non, c'est l'Europe qui est pliée d'avance à force d'en oublier les hommes, de ne pas faire son devoir de reconnaissance, son mea culpa, à force de ne pas vouloir entendre.
Le temps est à la fraction.
Je le recompose en écoutant Kronos Quartet, Philippe Glass.